VU D’HAÏTI

Le football n’existe qu’à la télévision

Depuis leur unique participation à un Mondial, en 1974, l’Etat permet aux Haïtiens de suivre les grands matchs à la télévision. Paradoxalement, cela ne profite ni à la fédération ni aux clubs du pays : en Haïti, on regarde le foot sans pouvoir y jouer, déplore l’éditorialiste.

Le Nouvelliste | Frantz Duval – 11 juin 2014

Un vendeur d’objets liés au Mondial 2014 dans les rues de Port-au-Prince, le 5 juin 2014 – AFP/Hector Retamal

A l’heure où vous lirez ces lignes, nous serons plongés dans la Coupe du monde de football. La fièvre bat déjà son plein. Il faut ne pas être en bonne santé pour ne pas acheter son drapeau, chercher son calendrier de la compétition ou dégager de tout rendez-vous l’heure des matchs de son équipe favorite. Equipe ou équipes au pluriel, car à aimer des formations qui ne se savent pas aimées de vous, on aime au pluriel. Et, ainsi, comme au casino, on répartit ses chances de jubiler.

On aime une équipe par habitude, une autre pour son style de jeu ou pour son joueur vedette. On finira aussi par aimer une sélection en cours de route pour un match épique ou une réplique cinglante contre le honni de toujours. Le football, jusqu’à mi-juillet, va focaliser toutes les attentions. Nous allons vivre football plus que jamais.

Il se dit, rien n’est officiel, que c’est finalement l’Etat haïtien qui va acquérir, pour près de 100 millions de gourdes [1,6 million d’euros], les droits de retransmission de la compétition. Faire plaisir aux fous de foot n’a pas de prix. Depuis 1974 que les téléspectateurs haïtiens ont pris l’habitude de regarder en direct toutes les rencontres, ce serait un crime de ne pas mettre la main à la poche pour garantir ce petit plaisir au plus grand nombre.

Retransmission gratuite

1974 est une année charnière dans l’histoire du football et de l’audiovisuel en Haïti. Le gouvernement de Jean-Claude Duvalier fut le premier, et le seul jusqu’à présent, à avoir vécu l’aventure de la participation d’une équipe haïtienne à la phase finale de la Coupe du monde de football. En 1974, nous faisions partie de l’élite de ce sport. Parmi les 16 équipes présentes en Allemagne, le drapeau haïtien flotta. 1974 est aussi le début de la diffusion des matchs des équipes étrangères sur nos petits écrans.

Après la Coupe du monde, la Coupe de l’indépendance américaine en 1976, les matchs du championnat allemand, Télé-Haïti, la seule chaîne de télévision de l’époque, se mit à faire de plus en plus de coups avec le foot. Les amoureux du ballon rond, depuis, se régalent de matchs joués ailleurs. L’arrivée de la Télévision nationale d’Haïti accentua l’appétit du public pour le foot étranger. Le championnat d’Italie au début, puis, trente ans plus tard, avec la démocratisation des ondes, tous les championnats de la Terre sont devenus des rendez-vous banals de la télévision en Haïti. Le tout sans que le téléspectateur paie une gourde.

Spectacle

Paradoxalement, l’invasion des matchs étrangers s’accompagna de la déchéance des championnats locaux. Coupe Pradel et Interrégional dépérirent. Le foot interscolaire mourut. Il n’y a plus de grandes équipes à la capitale. N’était la province, le sport roi serait en deuil de spectacle. Pour preuve, une capitale de 3 millions d’habitants n’arrive à remplir son seul stade que pour la sélection nationale. Et pas à chaque match.

En Haïti comme toujours, nous avons détraqué le modèle qui fait la force des autres pays. Ailleurs, le foot à la télévision, comme tous les autres sports, enrichit les fédérations, les équipes, les joueurs et les capitalistes qui misent sur toute la chaîne de valeurs du football. Il y a un modèle économique bien établi. Il roule des milliards. En Haïti, personne du monde du football ne gagne une gourde sur les matchs diffusés à la télévision. Tant que cela sera en vigueur, nous n’aurons d’autre choix que de regarder les vedettes d’ailleurs, de pleurer la défaite des autres et de resquiller les joies d’autrui. Ici, l’important c’est de regarder. Délicieux spectacle. Pas de participer. Triste sort.