Lait à gogo

Reportage en Haïti pour AVSF

Dominique Gerbaud, ancien grand reporter et rédacteur en chef de La Croix

Elles arrivent d’un pas lent. A la queue leu leu. Quatre ont un bidon blanc à la main, la cinquième le porte sur la tête. Puis plus personnes pendant dix minutes. Ensuite les arrivées reprennent. C’est d’abord un grand adolescent qui déboule à vélo, puis trois femmes, puis dix. Pas un homme ! Nous sommes à la laiterie « Lét a gogo » d’Hinche sur le plateau central d’Haïti. Cette laiterie fait partie d’un réseau de 22 mini-laiteries à travers le pays. Une vraie révolution ici. Les paysannes ont parcouru 2km, parfois 8 km. Elles déposent leur jerricane de lait sur le comptoir et l’employé de la laiterie en contrôle devant elles la densité – pour s’assurer qu’il n’a pas été ajouté d’eau. Il s’assure avec une dosette d’iode qu’aucun ingrédient, comme par exemple de la farine de manioc, n’est venu densifier le lait. « Cela se fait avec le lait vendu au marché. Ici c’est très rare parce que les femmes savent qu’on vérifie devant elles » commente le directeur de la laiterie Joseph Thébeau. Cinq minutes à peine, chacune repart avec leur bidon vide.

Une laiterie moderne qui bénéfice à toute la région

Entre 8h et 11h, chaque matin du lundi au samedi c’est un ballet incessant et de son bureau le directeur a un œil sur toutes les arrivées et les opérations de vérification de la qualité. Personnage sympathique et atypique que Joseph Thébeau, technicien agricole, juriste et… avocat à ses heures. Ici, à sa laiterie, il ne plaide que pour la qualité de « son » lait et surveille de près toutes les opérations. « Nous sommes la seule laiterie de la région et notre force est de fabriquer nous-mêmes notre produit sur place et de le vendre ici dans les cantines scolaires, les supermarchés, les boutiques. On connaît les goûts des gens, on sait qu’ils veulent un lait sucré légèrement vanillé. » Alors il ne lésine pas sur le sucre brun – un kilo pour quinze litres de lait – ce qui lui donne une couleur tendre, un peu dorée. Il y ajoute de la vanille, de la cannelle, un peu de sel et un zeste de citronnelle.

Joseph est un homme précautionneux. Pour accéder au local technique de la laiterie, il faut se protéger. Il a raison Joseph Thébeau car ici, pas un microbe, pas une bactérie ne doit entrer. L’autre force de cette laiterie, c’est son fonctionnement. Avec tout d’abord une régularité des fournisseurs ravis d’avoir ici un débouché. Chaque jour, c’est entre 25 à 40 paysannes qui déposent de deux à six litres chacune. « Jusqu’à 2011, nous traitions 70 litres de lait par jour. Depuis qu’Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières s’est impliqué dans cette production, nous traitons 200 litres par jour » constate, tout heureux, le directeur de la laiterie. AVSF s’est associé à l’ONG locale Vétérimed et au Mouvement des Paysans Papaye (MPP) pour repérer des éleveurs désireux de développer leur production. 35 d’entre eux ont pu acheter deux ou trois vaches, plus un jardin pour faire du fourrage sur un peu plus d’un hectare. Ils ont ainsi, grâce à Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières, bénéficié d’une subvention de 2 000 euros et ont pu emprunter 1 600 euros supplémentaires à un taux très raisonnable pour la région : 12 % sur l’année. « Nous avons choisi des éleveurs déjà installés, désireux de se développer et capables d’assurer en fonds propres 10 % de l’investissement. Nous leur avons fourni une formation pour produire du fourrage et une assistance technique par exemple pour la clôture de leurs parcelles. Au total, Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières a mobilisé 4 000 euros pour chaque éleveur » précise Carmille Joseph, docteur vétérinaire et coordonnateur d’AVSF dans la région.

La certitude pour les éleveurs de vendre leur lait

Ni Carmille ni le directeur de la laiterie – surtout pas lui ! – ne regrettent ce choix. Car « Lét a gogo » a acquis une solide réputation. Il suffit d’écouter les paysannes. « Le plus important pour moi, dit Mariolène, c’est que je suis sûre de vendre mon lait, et à un bon prix. Je viens, j’attends un peu, je repars et j’ai vendu. » Une autre dit : « ça fait plaisir de voir notre lait vendu ici et bien aimé par les gens d’Hinche. » Une troisième ajoute : « Pour moi, l’important c’est d’avoir l’argent à la fin de la semaine. Chaque samedi on reçoit cent gourdes (deux euros) pour chaque galon (3,8 litres) déposé. C’est bien. »

Cette régularité est rassurante pour les paysans. « Leur production de lait représente souvent un quart de leurs revenus » précise Carmille Joseph. La laiterie d’Hinche a maintenant les reins solides et les neuf salariés ont bien conscience que, du chauffage du lait pendant 25 minutes, à 90 degrés, jusqu’à la stérilisation des bouteilles capsulées à la main puis placées dans une cocotte-minute pendant 45 minutes, chaque opération est importante. « La semaine dernière, précise le directeur, nous avons livré 2 700 bouteilles. » Et le très gros avantage c’est que ces bouteilles de 33 cl vendues autour de 0,5 euro sur le marché peuvent se garder huit à neuf mois… sans être réfrigérées. Dans une région où il fait très chaud, c’est en effet un sérieux atout.

Dominique Gerbaud, ancien grand reporter et rédacteur en chef de La Croix