Tout, tout, tout sur Dieudonné Fardin !
Comme Ticket et Le Nouvelliste le font à chaque fois que l’invité d’honneur de Livres en folie accepte de s’y prêter, toutes sortes de questions ont été posées à Dieudonné Fardin et il y a répondu. De ses premiers vagissements sur terre à son premier amour, l’éditeur dévoile ici des pans de lui-même. Avec cette entrevue répartie dans l’édition du jour du Nouvelliste et online dans Ticket, Gaëlle C. Alexis vous permet de mieux connaître l’homme et d’apprécier de nouvelles facettes de l’auteur.
Ticket : M. Fardin, pour ceux qui ne vous connaissent pas forcément, dites-nous qui est Dieudonné Fardin.
DF : En fait, Dieudonné Fardin, c’est un nom de plume. Je m’appelle en vérité et sur les papiers, Benoît Louis Marie Pierre.
Ticket : D’où vous vient alors ce pseudo qui ne ressemble pas du tout à votre vrai nom ?
DF : Je suis de nature très timide. J’ai commencé à écrire très tôt, à griffonner des vers très tôt. J’étais en 5e au lycée Tertulien Guilbaud de Port-de-Paix et je ne voulais pas que mes camarades sachent que c’était moi. J’ai donc cherché quelque chose. Je lisais à l’époque un livre que je n’ai jamais retrouvé depuis, "La roulotte sans but" écrit par un Antillais. Et, le héros du roman s’appelait Fardin. Ensuite, le Dieudonné, c’est parce que je suis un créolophone pur. Comme je trouvais que mon talent était un don de Dieu, un vrai cadeau, alors je me suis dit : "Dieudonné". Et j’ai composé Dieudonné Fardin.
Ticket : Et, cela vous a suivi tout votre vie ?
DF : Bon, pas toute ma vie (rires). Disons des 12 premières années à aujourd’hui. Cela fait peut-être 70 ans.
Ticket : Comment a commencé cette passion pour l’écriture, cette passion pour le livre ?
DF : Cela a commencé sur les bancs de l’école. Parce que j’étais chez les Frères de l’instruction chrétienne de Port-de-Paix, ils avaient une bibliothèque et des petites bibliothèques presque dans chaque classe. Je me mettais à lire et la passion m’est venue. Je ne passais jamais une semaine, une quinzaine, sans lire un petit livre. C’était mon passe-temps. Je lisais beaucoup, je recherchais les livres, j’étais en contact avec les grands personnages de la ville qui me toléraient et qui me passaient les livres. C’est ainsi que j’ai commencé à aimer les livres. Deuxième passion pour les livres : à 14 ans, j’étais déjà un brocanteur.
Ticket : C’est-à-dire qu’à 14 ans, vous vendiez déjà des livres ?
DF : Oui, je vendais des livres à 14 ans avec un ami qui s’appelait Aurel Laurent et qui est mort depuis. On était chez les frères pendant les vacances, ils faisaient venir de Port-au-Prince du matériel scolaire : Cahiers, plumes, etc. Et ce sont eux, qui recouvraient les cahiers pour les élèves à l’époque. Ils invitaient les meilleurs élèves à venir les aider et on nous payait 1 centime par douzaine de cahiers recouverts. Ce qui à l’époque représentait quelque chose d’extraordinaire. De là, les parents venaient acheter des livres, laissaient traîner les livres anciens, et nous les prenions, nous les remettions à neuf et les revendions à 20, à 50 centimes, aux parents qui ne pouvaient pas en acheter des neufs. Je ne vais pas dire par ailleurs, que j’étais brillant, mais, les frères lisaient toujours mes textes, quand on donnait un devoir de français à faire, une rédaction. J’étais parmi les meilleurs, disait-on. C’est ainsi que m’est venue la passion des livres. Au fur et à mesure que je grandissais, je me disais ce que je vais devenir, ce que je vais faire ? Je me suis dit alors : je serai un grand éditeur.
Ticket : Mais, à l’époque, comment s’imaginer éditeur en Haiti ?
DF : Cela existait déjà pourtant. Il y avait peut-être très peu d’imprimerie, mais, la maison Deschamps et d’autres imprimeries existaient. Moi, je commençais à tapoter sur les machines à dactylographier et je me disais que je pouvais faire mieux.
Ticket : C’était donc toujours cela le but ? Faire mieux ?
DF : Oui, c’était le but. La passion est restée. Quand j’arrive au lycée, j’offrais toujours les meilleurs devoirs, j’étais un petit peu très fier. Parce que mes professeurs lisaient toujours mes rédactions et disaient aux élèves, voilà un bon devoir, voici comment on écrit. Et, je me prenais au sérieux.
Ticket : Vous êtes aussi un militant, qui a commencé très tôt avec des amis en créant un journal nommé Le petit samedi soir ?
DF : Oui, j’avais 17 ou 18 ans, lorsque j’ai commencé avec Le petit samedi soir. Et, il y a quelque chose qui m’a marqué. Il y avait une géographie d’Haïti de Paul Pereira. Il était ingénieur et également écrivain. En parlant du Nord-Ouest, il a écrit que c’était le département le plus petit et le moins intéressant des 5 départements. « À l’époque le pays était divisé en cinq départements » Cela m’a marqué, cela a marqué les autres si bien que je me suis mis à fouiller pour savoir pourquoi. Et, j’ai découvert que c’était, je ne vais pas dire par mépris, puisque je crois qu’il a épousé une originaire de Port-de-Paix, il était très impliqué dans le milieu, mais, il pensait que c’était le département le moins intéressant. Mes amis et moi, nous avons donc essayé de chercher ce qui peut faire de Port-de-Paix un département intéressant. Nous avons découvert que nous avions une mine de souvenirs historiques. On s’est alors mis à secouer les jeunes qui étaient autour de nous. Monter des pièces de théatre, faire des excursions, tout ça.
Ticket : Vous avez quitté Port-de-Paix pour Port-au-Prince, c’était en quelle année ?
DF : Je suis arrivé à Port-au-Prince en 1964. Déjà on avait laissé des empreintes à Port-de-Paix. Par exemple, on s’était réuni, il y avait Jadotte, Tacil, Joseph, des amis et on avait la passion pour la lecture. Il y avait à Port-de-Paix, la bibliothèque Sténio Vincent, c’est un monsieur qui a beaucoup fait pour les lettres, c’est lui qui a créé cinq bibliothèques départementales. Une bibliothèque dans chaque département avec beaucoup de livres, mais, des livres étrangers. Alors, on s’est dit pourquoi ne pas intéresser les élèves à la lecture. Nous nous sommes entendus avec les directeurs, on a demandé 5 ou 6 gourdes par élève, on a rassemblé l’argent et on est rentré à Port-au-Prince, à l’Institut français faire commander des livres. De telle sorte qu’après 2 ou 3 ans, dans chaque établissement à Port-de-Paix, il y avait une petite bibliothèque d’une centaine de livres, pour intéresser les élèves à la lecture. Je me dis toujours que c’est l’ancêtre de la Direction nationale du livre. C’est l’ancêtre, parce qu’en principe c’est ce qu’ils font ces jours-ci. Mais, c’était déjà une chose courante à Port-de-Paix dès les années 63 et 64, que j’ai instaurée. Avant de partir, on voulait prouver à M. Pereira que le département était non seulement intéressant, mais avait un passé quand même. On s’est mis ensemble pour faire couler un buste de Capois La Mort, qui existe encore. Ce sont les élèves qui ont cotisé et on l’a fait chercher à Port-au-Prince. On a érigé la place, la place Capois Lamort, qui existe encore. À l’époque, j’avais entre 23 et 24 ans, et les autres dès fois, beaucoup plus petit que moi.
Ticket : Plus tard, vous avez continué dans cette voie, parce que vous vouliez, devenir un éditeur à tout prix ?
DF : Pas seulement un éditeur. Je voulais aider les autres et toute ma vie, je n’ai fait que cela. Qu’est-ce que je peux faire pour être agréable aux autres ? Qu’est-ce que je peux faire pour aider les jeunes ? Et, je dirais que la manie est restée. La manie d’aider et d’être utile à mon entourage.
Ticket : Cette manie comme vous l’appelez, vous a bien aidé à construire pleins de choses autour de vous, elle vous a aidé à construire votre communauté, à mettre sur pied les éditions Fardin, toujours dans l’idée d’apporter de l’aide aux jeunes.
DF : Les jeunes qui m’entourent, je veux toujours les guider. J’ai souvent des problèmes dès fois avec Madame Fardin qui me dit : «Pito w vin ouvè yon òfelina la».
Je peux rencontrer en pleine rue un enfant en train de pleurer, car on l’a renvoyé de l’école pour des frais d’écolage. Je l’amène à l’école, ils obtiennent une bourse ou je demande une bourse. Voilà, ils sont des dizaines comme ça. Je me sens heureux quand je peux aider, je me sens heureux quand je peux offrir un livre à quelqu’un. Je me sens heureux quand je peux imprimer, éditer un livre et le mettre à la portée des plus démunis.
Ticket: Auriez-vous un conseil pour tous ces jeunes?
DF: C’est très simple : Aimez-vous les uns, les autres. Pa kenbe moun sou kè. Pa rayi pyès moun. C’est comme moi, m pa kwè m rayi pèsòn. Ou ka fè m on bagay m pran distans mwen avè w. Mais je ne ressens aucune haine envers quiconque. Menm si w te fè m mal, m pa gen anyen kont ou. Sa rive m deja dayè pandan m ap antre lakay mwen, devan pòt la, yon nèg parèt li ban m yon bal. Je suis infirme du bras gauche, pourtant je n’ai aucun ressentiment contre l’agresseur. Je me dis que si quelqu’un peut arriver à faire ça, c’est qu’il n’est pas heureux. Kidonk m pa ka rayil pou sa. Se pa fòt li.
Ticket : Comment a commencé l’aventure des éditions Fardin ?
DF : Cela a commencé à Port-de-Paix, quand il fallait imprimer Le petit samedi soir sur une machine à miméographier. On a commencé ainsi, on faisait chercher du papier à Port-au-Prince – papye jounal -, par rame on les découpait et on faisait des numéros de 8, 12 pages. Et on était tout un groupe, où chaque samedi matin, chacun marchait avec son lot dans la rue. On les apportait aux abonnés pour une gourde. On a commencé à 50 centimes. Arrivée à Port-au-Prince, on a continué sur la même lancée. À un certain moment, je suis parti, j’ai eu une bourse d’études pour Thauvin en Belgique. En face de chez moi, en face de la pension, il y avait une imprimerie. À mes heures libres, je rentrais à l’imprimerie, je regardais, puis un jour on m’a demandé si je ne voulais pas y travailler. C’est ainsi que j’ai appris un petit peu à fond l’imprimerie. C’est là que j’ai appris à exploiter un journal. La manière dont ils procédaient ? M nan vann jounal tou wi, on était surtout des étudiants. Quand le journal sort, on achetait un petit lot et on allait à chaque carrefour le présenter. Quand je suis retourné à Port-au-Prince, je me dis, voilà, j’ai trouvé. J’ai donc commencé à éditer Le petit samedi soir. Je voulais avoir un moyen de communication, je voulais aider les autres, surtout les élèves. Je vendais le journal au départ à 5 gourdes, 2 goud edmi pou mwen, 2 goud edmi pou ou. Quand c’est passé à 10 gourdes, 5 gourdes me revenaient, les 5 autres revenaient aux vendeurs. Cependant, à Port-au-Prince, le journal était distribué sur abonnement. On appelait un facteur, on le donnait le journal, et, à la fin du mois, il touchait 5 gourdes, 10 gourdes ou 15 gourdes. Il recevait également 1 ou 2 gourdes par journal. Quant à moi, j’ai pris mes gosses, mes élèves, mes amis, on s’asseyait dans un carrefour pour vendre le journal. On passait sous les galeries, car on n’avait presque pas d’abonnés. Ça a bien commencé : 500 exemplaires, 1000 exemplaires, 2 000 exemplaires, on arrivait parfois à 10 000 exemplaires hebdomadaires. Alors, les facteurs sortaient de tous les coins du pays. Quand ils achetaient un lot pour 100 gourdes, ils allaient faire 100 fois 7 gourdes et demie.
Ticket : Et, à l’époque, c’était une belle somme ?
DF : Oui, c’était une somme qui leur permettait de passer une bonne semaine.
Ticket : Étant à la retraite maintenant, dites-nous comment cela se passe.
DF : Je ne me vois pas à la retraite, je suis toujours actif. Je m’occupe un petit peu des éditions, pas à 100% ces jours-ci car il y a mes fils qui m’aident. Je suis quand même un passionné des livres, je fais toujours des recherches. Ma spécialité, c’est la reproduction des livres anciens. Je les achète dès fois à prix d’or, rien que pour le plaisir de les reproduire à bon marché, pour que n’importe qui puisse les acheter. Je ne condamne pas les autres parce que l’édition coûte cher aujourd’hui. Mais, moi quand je reproduis un livre, si le coût de reproduction équivaut à 5 gourdes, je le vends à 6 ou 7 gourdes. Je ne peux pas demander aux autres de faire pareil parce que je sais combien c’est coûteux. J’ai des confrères sur le marché, quand je dis 3 dollars pour un livre, ils me disent mille gourdes, et je les comprends justement. Je ne les condamne pas, je ne les accuse pas. Cependant, moi, je le fais pour distribuer, pour propager, pour mettre à la portée des jeunes des lectures intéressantes. Je ne le fais pas par profit immédiat, mais pour instruire, pour diriger les jeunes, les guider. Puisque dans le cas contraire, peyi a ap fini.
Ticket : Une personne comme vous, on vous a sans doute proposé des postes politiques ?
DF : Je n’ai jamais fait de la politique active dans ma vie. Jamais. Je n’ai non plus jamais pensé à occuper un poste de prestige. Si on m’en a offert ? À longueur de journée. Et jusqu’à aujourd’hui, je refusais toujours.
Ticket : Pourquoi ?
DF : Parce que -sa m ta di w la-, je ne voulais pas. C’était pas le but, c’est-à-dire que je ne suis pas un homme de devant la scène d’abord, et puis, vraiment, comment vous expliquer que je n’ai jamais été un homme politique actif. De plus j’aime dormir. Je dors au moins 2 heures par jour. Et, vous me voyez là, à côté de ma femme ou seul dans mon lit, bling : « Dieudonné le président a besoin de vous » ! Alors, tu dois te réveiller en pleine nuit ou tu veux rentrer chez toi, pourtant, le président est là, tu ne peux pas le laisser, vous êtes un petit peu son ange gardien et tout le reste. Ensuite, je suis un monsieur trop franc pour faire de la politique. Si je n’ai pas occupé de poste politique ? Une seule fois : quand je suis arrivé à Port-au-Prince, j’ai été offrir mes recueils de poésie créole à l’ONA (Office national d’alphabétisation). J’ai rencontré le directeur qui m’a proposé de venir travailler pour lui. J’ai refusé en lui disant que cela ne m’intéressais pas. Il m’a appelé une nouvelle fois, à l’époque j ‘ai retrouvé à l’office un de mes anciens professeurs d’histoire à Port-de-Paix, Harry Carrénard, il est originaire de Jacmel. Il m’a encouragé et je suis resté, pas en tant qu’employé, mais comme prestataire de services. À midi, je laissais mes cours, je venais passer deux heures à l’office, après je retournais à mes cours. Toutefois, ce qui m’intéressait, c’était qu’il venait de faire l’acquisition d’une presse moderne, je voulais donc voir comment ça allait se passer. Puis un jour, au mois de septembre, le 7 septembre, jour international de l’alphabétisation, M. François Duvalier devait venir à l’office pour prononcer son discours. Je dois vous dire que j’ai été le secrétaire privé du directeur, qui m’a demandé d’assurer le rôle de maître de cérémonie. Je lui ai dit que cela ne m’intéressait pas, m pa fè politik. Il ne me lâchait pas, j’ai donc été voir mon professeur qui m’a demandé pourquoi je craignais le président. Il m’a dit que je ne devrais pas avoir peur d’un être humain comme moi…Croyez-moi, cela a été une journée extraordinaire, j’ai fait une belle présentation. Après quoi, il y avait une exposition de livres en créole dans laquelle figuraient majoritairement mes livres. Fini la partie littéraire, je suis rentré chez moi, j’habitais à l’époque à Fontamara. M. Duvalier a été à la salle d’exposition et à chaque livre qu’il a ouvert, il a vu mon nom dessus. Il a donc demandé à me voir. On a envoyé un chauffeur me chercher. À mon arrivée, il m’a dit : C’est vous Fardin ? Je lui ai dit oui, c’est moi. Il m’a demandé si je venais de Port-de-Paix, entre autres. À un certain moment, il tire son carnet pour noter mes réponses. Quelque temps après, on a décidé de restructurer la boite, on a proposé deux personnes au président Duvalier : Gérard Martelly et Moïse Innocent. Mais, lui, il a dit, j’ai mon secrétaire général. Il a retiré le carnet et a déclaré : Dieudonné Fardin. Luc Albert Foucard qui allait devenir son gendre était à son bureau, il lui a dit, que c’était plutôt Benoit Pierre. Parce que j’ai grandi avec lui, il connaissait le nom, c’était un ami. C’est pour vous dire que j’ai refusé.
Le ministre Viau m’a dit que je ne pouvais pas refuser un poste proposé par le président, j’ai fini par accepter à condition que je continue en tant que professeur d’aller dispenser mes cours. Puis, à un certain moment, je retourne faire mon travail de secrétaire général, qui, à l’époque, était un job très intéressant. Cela faisait 200 dollars par mois, voiture officielle et tout le reste. Un jour, M. Cambronne, qui était tout-puissant, débarque dans mon bureau. Il m’a dit : Gade non yo fè pa w, ou fenk vini yo ba w yon djòb, epi m tande w ap fè briganday. Je lui ai demandé de quoi il parlait ? Nan ki bagay li foure m la ? Il ouvre ma bibliothèque et dit : Yon boutèy wonm, po kapòt, yon pakè marijuana. C’était un montage. Après avoir fait sa scène, je lui ai proposé de faire le tour de la boite pour se renseigner auprès des gens. S’il découvre que je suis un fumeur, il pourra tout de suite me passer les menottes. C’est aussi valable pour le rhum. Mais, pour le préservatif, je lui ai dit : sa se domèn pa m menm. Pourtant, je respecte tellement les femmes, m p ap vin kase ren yo sou biwo a. Quand il s’en alla, illico, j’ai fait ma valise et je suis parti. J’arrive chez moi, j’écris au ministre pour le remercier. Ce dernier était sens dessus dessous, il a envoyé me chercher afin de me rappeler qu’on ne donnait pas sa démission à François Duvalier. Et, moi, je lui ai répondu de dire au président que moi, si. Parce que je me respecte, j’attends alors, qu’on me respecte également. Le ministre Viau qui lui m’aimait et me respectait a passé 6 à 7 mois sans prévenir le président de ma démission. À la fin de l’année fiscale en septembre, on devait dresser les rapports, il m’a encore appelé pour me demander si je ne pensais pas à y retourner. Je lui ai dit non, cela ne m’intéressait plus. Une fois chez moi, le comptable m’a apporté un cartable contenant 7 chèques de la part du ministre. J’ai pris les chèques, j’ai écrit une lettre au ministre afin de lui dire que je l’autorise à les changer pour payer l’écolage des enfants. C’est ainsi que j’ai laissé l’administration publique et je ne suis jamais retourné. J’ai eu des offres. Par exemple, Jean Claude Duvalier m’a fait appeler une fois pour m’offrir la direction des presses nationales ; Henry Namphy a voulu m’envoyer comme membre de la commission communale de Port-au-Prince, m di l sa pa enterese m. Mes amis étaient au pouvoir : Théodore Achille, Jean Mary Chanoine, mais j’ai refusé également. Est-ce que j’ai bénéficié à un certain moment de la politique ? Oui, quand on a des amis au pouvoir, on peut bénéficier des contrats, donner des consultations, cependant, je n’ai jamais été attiré par la politique active surtout. Pourtant, j’ai fait de la politique, la politique du livre. En les imprimant à bon marché, malgré les pertes. J’ai consacré ma vie au livre. À ma mort, -puisque je ne tiens pas à être enterré- j’aimerais que mes cendres soient mélangés avec ceux de quelques livres, avant qu’on les jette à la mer.
Ticket: Vous pensez qu’il existe encore des patriotes en Haïti?
DF: Ecoutez Gaëlle, c’est un problème d’éducation. Si on avait appris aux élèves à aimer leur pays, à aimer leurs prochains, pas verbalement, mais par les actes, ces jeunes auraient des exemples à suivre autour d’eux.
Ticket : Vous avez un livre qui vous a marqué et que vous conseillez toujours aux gens ?
DF : Le gouverneur de la rosée. C’est presque une obligation pour le jeune Haïtien de lire Gouverneur de la rosée.
Ticket : Vous avez un livre de chevet ?
DF: Ah oui, la Bible, sans conteste !
Ticket: M. Fardin, un passionné de livres comme vous, depuis quand participez-vous à l’aventure Livres en folie ?
DF: Depuis le début. L’édition Fardin participe à Livres en folie depuis 24 ans. Mon premier succès remonte à cette date-là. J’ai vendu 100 Gouverneurs de la rosée tandis que les autres vendaient 4 à 5 livres.
Ticket : Quelle est votre perception des jeunes Haïtiens d’aujourd’hui ?
DF : Bon ! Le devenir des jeunes Haïtiens aujourd’hui dépend des aînés. S’ils n’ont que de mauvais exemples, y ap toujou boule kawotchou. L’aîné qui veut rendre service aux jeunes doit se respecter. A ce moment, le jeune aura un modèle. Il doit savoir qu’on ne peut pas lancer des accusations infondées à la radio et qu’on ne peut pas détruire un pays parce qu’on n’aime pas x ou y. Moi, j’aime tout le monde. J’ai toujours eu de bons rapports avec tous les gouvernements, même avec celui de Jean Bertrand Aristide. Pourtant, j’ai subi de la plupart des gouvernements. On m’a brulé maisons, bibliothèque, machinerie.
Ticket : Vous étiez un ‘’rebelle’’ alors ?
DF : Non, pas du tout. Je disais ce qui me paraissait la vérité, juste, et je ne le faisais pas pour avoir un job de l’État, car vraiment, cela ne m’intéressait pas. J’ai dû m’exiler, et là encore j’ai subi les conséquences, les inconséquences des dirigeants haïtiens. J’hésitais à partir, mais quand on a volé tout ce que je possédais, il fallait bien que je m’en aille, avec ma femme. Cela remonte à une quinzaine d’années sous le gouvernement d’Aristide. Quand je suis arrivé à l’aéroport, j’avais un ami de Port-de-Paix qui était le directeur d’alors, il a pris le passeport de ma femme, celui de mes enfants et le mien, avant de remonter à son bureau. Il m’a dit que j’ai failli aller en prison, car Dieudonné Fardin était sous interdiction de départ. Mais mon passeport est inscrit au nom de Benoit Pierre. Après, il a tout certifié, puis je suis monté dans l’avion. Voilà comment Benoit Pierre a sauvé Dieudonné Fardin.
Ticket : Mis à part l’édition, vous êtes-vous adonné à d’autres activités M. Fardin ?
DF : Oui. Je suis cordonnier, tailleur, ébéniste, mécanicien. Je ne vais pas dire que j’ai fait tous les métiers, mais j’ai tâté de tous les métiers. Chaque période de vacances, pour mon plaisir, j’allais passer 3 mois chez Monsieur Lucas Pierre qui était tailleur, comme apprenti. J’allais chez le ‘’bòs’’Deschamps qui était cordonnier. Mon père était un grand mécanicien, c’était un monsieur tellement sévère. Je n’ai pas appris la mécanique de lui, j’allais plutôt chez un de ses confrères. Tanis Zamor ou Tanis Morace. Je disais qu’il me fallait souligner pour vous que mon père, qui est mort très tard, n’était pas seulement un grand mécanicien. C’est un type qui a fait son chemin. Il était originaire de Tabarre, son père était un grand propriétaire terrien. Et on l’a envoyé à Port-au-Prince, je n’ai jamais su si c’était pour l’école ou si on l’avait envoyé quelque part d’autre. Mais il était chez un grand monsieur à Port-au-Prince. C’était à l’époque où les premières voitures arrivaient à Port-au-Prince. Ce monsieur possédait une voiture, il est resté tout autour et regardait les gens la manœuvrer, à tel point qu’il a appris à la conduire. À Port-de-Paix, il y avait un grand homme d’affaires qui voulait avoir sa propre voiture. Il est donc rentré à Port-au-Prince pour l’acheter. Cependant, il n’y avait pas de route ‘’voiturable’’. Pour aller à Port-de-Paix, il fallait se rendre à dos de cheval ou passer par la mer. Et voici que mon père a voulu tenter la voiture. Il a appris à conduire, il a fait son stage dans un garage à Port-au-Prince. On allait avoir, de fait, la première voiture qui sortait de Port-au-Prince pour Port-de-Paix. Il a passé près de 3 mois sur la route, à manœuvrer, li taye wout jis li rive Pòdepè. Vous imaginez quelqu’un arriver pour la première fois avec un ‘’Ford 3 pedal’’. On les appelait ainsi, j’ignore pourquoi. Donc, c’était un héros, un ‘’ti pouchon’’. Il a par la suite formé des générations de chauffeurs à Port-de-Paix.
Ticket : Et cela a marqué toute votre existence ?
DF : Cela m’a marqué car j’ai appris à bouger constamment, je voulais tout savoir, tout faire pour passer le temps.
Ticket : Vous êtes un homme manuel, on dirait…
DF : Très, très manuel. Quand j’ai pris l’exil, je ne pouvais rester en place, je sortais très tôt. J’étais à Miami. Un jour je suis entré dans un ‘’dry’’ pour regarder. Le propriétaire s’est rendu compte que j’étais haïtien. Il m’a proposé du travail et j’ai accepté avec plaisir, pour y passer la serpillère. Mais, après une semaine, j’ai tout laissé tomber. Ma femme l’ignorait et la chaleur qui se dégageait des fours me dérangeait. Je cherchais quelque chose d’autre à faire. À l’époque Haïti exportait presque 3 millions de douzaines de mangues Francisque vers les États-Unis. Et il fallait des boîtes adéquates pour les transporter. J’avais un peu d’argent de côté, j’ai acheté une machine pour fabriquer des boites, puis, j’ai employé 10 Cubains à 10 dollars l’heure. J’ai trouvé des gens qui s’intéressaient à ce que je faisais, ils me passaient des commandes. Je leur vendais la boite à 1 dollar ; nous sommes alors en juin, juillet. Quand j’ai fini par confectionner les 5 000, survient le coup d’État d’Aristide. Avec l’embargo, j’ai tout perdu, les boites ne pouvaient plus être acheminées vers Haïti. C’était le plus grand coup de ma vie.
Ticket : Et votre femme a toujours été là pour vous supporter ?
DF : Oui, la gardienne fidèle. Mais elle se débrouille également. À Miami, elle s’est spécialisée dans la confection des robes de mariée. Lorsque j’ai tout perdu, je m’asseyais auprès d’elle et je l’aidais à coudre. On s’entraide.
Ticket : Depuis les premiers moments de l’émission, vous faites référence sans cesse à Madame Fardin. C’est donc une grande affection, un attachement sans pareil entre votre femme et vous ?
DF : Oui, c’est un bel attachement, parce que si je n’avais pas rencontré cette femme, je ne serais peut-être pas ce que je suis. Elle m’a soutenu dans mes déboires, elle a fait l’éducation de mes enfants, vu que moi j’étais toujours au four et au moulin. Je ne sais pas, si elle n’existait pas, je n’aurais peut-être pas existé.
Ticket : Une belle histoire d’amour qui a débuté depuis quand ?
DF : Euhhh, je l’ai connue sur les bancs de l’école à Port-de-Paix. Je l’ai rencontrée encore à Port-au-Prince chez Vaval.
Ticket : À l’époque, vous saviez déjà que ce serait la femme idéale pour vous ?
DF : Non, pas vraiment. C’est arrivé comme ça, un jour. Puis, ça a commencé, ça a débuté, et ça continue à être une histoire d’amour sans partage.
Ticket : Oui, 52 ans de mariage plus tard, n’est-ce pas ?
DF : Oui.
Ticket : Et c’est l’attachement, l’affection qui ont permis à votre couple de tenir pendant toutes ces années, M. Fardin ?
DF : Oui. Je n’ai pas toujours été sage, il faut le dire, et c’est à son honneur, parce qu’elle m’a toléré, beaucoup toléré. C’est une femme de tête, qui ne se laisse pas mener, elle parle un petit peu trop dès fois. Mais, au fil des ans, j’ai trouvé le truc pour y remédier : j’acquiesce à tout ce qu’elle me dit. Oui chérie, oui mon amour, tu as raison. Jamais la contradiction.
Ticket : Vous avez combien d’enfants ?
DF : J’ai 4 enfants : 3 garçons et une fille.
Ticket : Et vous êtes grand-père aussi, sûrement ?
DF : Oui, grand-père. Ma petite-fille aînée a 24 ans.
Ticket : Vous êtes un homme sportif ?
DF : Un seul sport : je dors. Pas l’autre. Pas ce que vous pensez Gaëlle. Enfin plus maintenant (rire).
Ticket : Vous aimez la musique ?
DF : Je ne suis pas mondain. Je peux compter le nombre de fois que j’ai été au restaurant.
Ticket : Un groupe préféré ?
DF : Pas vraiment.
Ticket : Vous avez un plat préféré ?
DF: Mayi moulen ak zaboka. San vyann. Je suis un paysan.
Ticket : Votre péché mignon ?
DF : Regarder les belles femmes. Regarder ma femme, excusez-moi ( rire).
Ticket : Votre passe-temps ?
DF : Je dors. ô que j’adore dormir ! M ka fè sa tout jounen (rire)
Ticket : Etes-vous un père sévère ?
DF : Non. Dès fois. Quand un fils s’éloigne des principes que je lui donne. Yon jou m jwenn youn nan pitit mwen yo k ap bay bòn nan koudpye, m pran yon rigwaz m di bòn nan kale l. Si w pa fè l, mwen m ap kale w.
Les premières fois de Dieudonné Fardin.
Il s’est prêté au jeu de Ticket tant bien que mal, même s’il n’a pas répondu à toutes les questions.
Premier jour sur terre, M. Fardin : Mon premier jour, c’était un 18 novembre. J’ai été marqué, j’avais un destin dès le jour de ma naissance.
Première fessée : Je ne me rappelle pas vraiment. Mais ma maman était une femme très sévère, très, très sévère. Je vous raconte quelque chose qui n’est peut-être pas à son honneur. Un jour elle m’a envoyé chez mon oncle, on m’a offert à manger, et je n’avais pas le droit d’accepter. M pa gen dwa manje deyò. De fait, on m’a donné la nourriture pour que je puisse l’emporter chez moi dans un bol bleu. Arrivée à la maison, li pran bòl la li benyen m avèk li.
Premier baiser : Je ne me rappelle pas.
Premier flirt : Ouh Gaëlle, vous m’embarrassez ! (Rire)
Premier amour : La première fois que j’ai aimée n’est pas la première fois avec qui j’ai eu des relations. C’est lié à une histoire de vagabond. J’étais encore à l’école, j’étais peut-être en classe de 3e ou de seconde. C’était un personnage hautain de la cité, je ne pouvais pas m’approcher de sa maison à cause d’un gros chien. Un ami à moi, plus vagabond que moi, m’a conseillé d’acheter une noix de coco. Yon kokoye sèch. Li di m fann de bò kokoye a, voye l nan lakou a epi chen an ap foure tèt li ladan, li p ap menm wè si w la. C’est là que je crois que, j’ai eu mon premier baiser, très maladroit.
Première scène de jalousie : Je suis très jaloux, ombrageux. Très ombrageux, mais je ne me rappelle pas la première scène.
Premiere infidélité : ( Grand silence)
Première grande passion : Je crois que ce sont les livres.
Premier diplôme : Diplôme de fin d’études. Je n’en ai jamais eu vraiment. Parce que j’ai été à l’école de droit, j’y ai passé 3 ans, mais, je n’ai pas passé l’examen fini. À l’ethnologie également. Le premier diplôme que j’ai eu vraiment, c’est en planification de l’éducation. Mais, je ne m’accroche pas au diplôme, m pa menm konn kote l pase.
Premier livre édité : C’est un livre qui sent mauvais. Il s’appelait ‘’Kaka chat’’. C’était conforme à tout ce qui se disait dans le livre, ça dévoilait tant de choses, en créole. C’était mon livre. Mon premier livre créole.
Premier gros chagrin : J’avais des relations avec une fille ; j’ai été au bal, m jwenn li ap ploge avèk yon lòt neg. Haaa m manke mouri. J’avais 19 ou 20 ans. J’ai pris un choc.
Premier exil : une seule fois, à Miami.
Première prison : Je n’ai jamais été en prison. J’ai été gardé au cachot pendant 2 ou 3 heures de la journée, mais, chaque fois que j’ai été en difficulté, j’ai trouvé quelqu’un pour m’en tirer. À Port-au-Prince ou à Port-de-Paix, on me tolérait.
Première lecture : Cela remonte à tellement longtemps. Élémentaire 1 ou 2. J’étais chez les frères, on nous obligeait à lire.
Premier succès littéraire : Tout ce que je publie est apprécié, il n’y a jamais eu de grand succès.
Premier mariage : Mon unique mariage. Avec ma femme. Il remonte à 52 ans. Je n’ai jamais pensé à divorcer. Je suis tombé sur une mine d’or.
Première relation sexuelle : Je ne me rappelle pas, mais cela a été très gauche. C’est une femme qui m’a violé (rire). Mais cela s’est passé sur une plage à Port-de-Paix. Je crois avoir raconté ça quelque part, dans le texte que M. Chauvet publie pour moi actuellement. Il s’appelle Une déesse violée. Il sera en vente à Livres en folie.