Par Robert Berrouët-Oriol

En Haïti, la nouvelle n’est pas passée inaperçue parmi les enseignants, les directeurs d’école et les associations d’enseignants : « Pour marquer les 40 ans de la réforme entreprise en 1982 par l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Joseph Charles Bernard, visant de grands changements dans le système éducatif (…) une cérémonie [commémorative a eu lieu] le lundi 4 avril 2022 au lycée national de Pétion-Ville ». Dans les propos officiels tenus durant cette commémoration, un hommage particulier à la réforme Bernard a retenu l’attention. Par cet hommage, l’on a notamment voulu « attirer l’attention sur l’importance de la « Réforme Bernard » considérée comme l’alpha de tous les actes de réforme entrepris dans le système éducatif haïtien depuis les années 80. Le ministre de l’Éducation nationale, Nesmy Manigat, en a profité pour souligner les différentes actions en cours et en perspective, liées aux 12 mesures qui suivent presqu’à la lettre la « Réforme Bernard » qui vise le redressement du secteur en vue d’une éducation de qualité, accessible à tous. » (Source : communiqué du Bureau de communication, ministère de l’Éducation nationale, compte Facebook officiel, 4 avril 2022 ; voir aussi l’article « Éducation : le Menfp célèbre les 40 ans de la réforme Bernard, pour un redressement du système éducatif en Haïti », AlterPresse, 5 avril 2022.) Alors même qu’aucune étude de terrain, aucun bilan analytique n’a démontré au cours des huit dernières années que « Les 12 mesures de [Nesmy] Manigat » (Le Nouvelliste, 8 août 2014) ont eu la vertu de suivre « presqu’à la lettre la Réforme Bernard » et qu’elles auraient assuré le « redressement » du système éducatif national, que signifie véritablement cette entreprise de sanctuarisation et de sacralisation des reliques de la réforme Bernard lancée le lundi 4 avril 2022 au lycée national de Pétion-Ville et quelle en est la portée pour le système éducatif national ?

Pour répondre de manière analytique et documentée à cette question de fond, il y a lieu de rappeler (1) de quelle manière elle a été conçue et quels étaient les objectifs de la réforme Bernard, (2) quels ont été ses résultats et (3) pourquoi l’État y a mis fin en 1987.  

  1. Historicité et objectifs de la réforme Bernard de 1979

Il y a dès le départ une extraordinaire confusion chronologique dans l’énoncé même du communiqué du Bureau de communication du ministère de l’Éducation nationale annonçant des célébrations « Pour marquer les 40 ans de la réforme, entreprise en 1982 (…) » Tout en alléguant que la réforme Bernard a été « entreprise en 1982 », le communiqué –qui consigne une lourde erreur de datation historique de la part d’un ministre, Nesmy Manigat, donc au plus haut niveau de l’État–, vise surtout à accréditer l’idée, non avérée, que son action est inscrite dans la continuité de la plus grande réforme éducative mise en œuvre en Haïti depuis la création, en 1843, du « Département de l’instruction publique ». En toute rigueur, il faut rappeler que la réforme Bernard n’a pas été « entreprise en 1982 » –ce qu’un ministre de l’Éducation nationale aurait certainement dû savoir–, elle a été officiellement lancée le 18 septembre 1979 par la « Loi autorisant l’usage du créole comme langue instrument et objet d’enseignement ». Cette loi était assortie d’un document maître intitulé « La réforme éducative / Éléments d’information » (Département de l’Éducation nationale, Port-au-Prince, 1979). En plus de la loi de 1979, la datation historique de la réforme Bernard est attestée dans l’entrevue accordée par Joseph C. Bernard au célèbre journaliste de Radio Haïti inter, Jean L. Dominique, en juillet 1980, « Interview Joseph Bernard, ministre de l’Éducation nationale, la réforme éducative » (Source : Digital Collection : Radio Haiti Archive, Duke University). Dans cette entrevue, le ministre de l’Éducation d’alors, Joseph C. Bernard, précise entre autres que l’année scolaire 1979 – 1980 a été une année de pré-expérimentation de la réforme et qu’elle a couvert à l’échelle nationale 100 salles de classe à raison de 50 élèves par classe –ce qui illustre dès le départ les limites de l’entreprise. L’année 1982 mentionnée malencontreusement dans le communiqué du ministère de l’Éducation se rapporte à un tout autre événement, à savoir l’émission du « Décret organisant le système éducatif haïtien en vue d’offrir des chances égales à tous et de refléter la culture haïtienne » (décret émis le 30 mars 1982). Les articles 29, 30 et 31 de ce décret portent spécifiquement sur les langues créole et française en conformité avec les objectifs programmatiques de la loi de 1979 instituant la réforme Bernard. Le décret du 30 mars 1982 est pour sa part assorti du document intitulé « La réforme éducative » (Département de l’Éducation nationale, Port-au-Prince : Imprimerie de l’État, 1982).

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