Les parias haïtiens des Caraïbes

La décision de la Cour constitutionnelle dominicaine qui ouvre la porte à la "dénationalisation" de milliers de citoyens d’origine haïtienne nés en République dominicaine est inique, clame Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de littérature 2010, qui la compare aux lois hitlériennes des années 1930.

El País| Mario Vargas Llosa – 5 novembre 2013

Juliana Deguis Pierre est née il y a vingt-neuf ans de parents haïtiens en République dominicaine et n’est jamais sortie de son pays natal. Jamais elle n’a appris le français ni le créole, et elle parle uniquement ce bel espagnol aux intonations dominicaines si chantantes. Munie de son certificat de naissance, Juliana a déposé une demande de carte d’identité à la Junta Central Electoral, l’état civil dominicain, qui la lui a refusée, lui confisquant de plus le certificat en arguant de "patronymes suspects".

Juliana a présenté un recours, et le 23 septembre 2013, le tribunal constitutionnel dominicain a rendu son verdict, refusant la nationalité dominicaine à tous ceux qui, comme cette jeune femme, sont enfants ou descendants de "migrants" clandestins. La décision du tribunal suscite un tollé international contre la République dominicaine et fait de Juliana Deguis Pierre l’incarnation de la tragédie des quelque 200 000 Dominicains d’origine haïtienne (estimation de Laura Bingham, de l’Open Society Justice Initiative) qui se retrouvent ainsi apatrides, privés, pour beaucoup de façon rétroactive, de leur nationalité.

La conclusion du tribunal constitutionnel dominicain est une aberration juridique qui semble directement inspirée des lois hitlériennes des années 1930, édictées par des magistrats nazis dans le but de priver de la nationalité allemande les Juifs pourtant établis dans ce pays depuis des années (des siècles, même) et parfaitement intégrés dans la société. La décision est en tout état de cause en infraction avec un arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (dotée d’une convention à laquelle la République dominicaine fait partie) qui, en septembre 2005, avait déjà condamné ce pays pour négation du droit à la nationalité de deux petites Dominicaines nées comme Juliana de parents haïtiens, Dilcia Yean et Violeta Bosico. Il est évident, au vu de ce précédent, que la Cour interaméricaine, si elle était saisie, réaffirmerait ce droit et que la République dominicaine serait contrainte de s’y plier, sauf à décider – ce qui est très peu probable – de se mettre à l’écart du système judiciaire interaméricain et de devenir un pays paria.

Cruauté, inhumanité et hypocrisie des juges

Rappelons, comme l’a fait The New York Times le 24 octobre, que deux juges du tribunal constitutionnel dominicain ont voté contre cette décision et, en s’opposant à une mesure ouvertement raciste et discriminatoire, ont sauvé l’honneur de l’institution et de leur pays. Les magistrats du tribunal motivent leur refus de la nationalité à des personnes comme Juliana Deguis Pierre par la "situation irrégulière" des parents. En d’autres termes, il s’agit de faire payer aux enfants (voire aux petits-enfants et aux arrière-petits-enfants) un délit que sont présumés avoir commis leurs ascendants. Comme au Moyen Age, comme les tribunaux de l’Inquisition, l’arrêt constitutionnel dominicain part du principe que les délits sont héréditaires et se transmettent, par le sang, de génération en génération.

A la cruauté et à l’inhumanité de ces juges vient s’ajouter l’hypocrisie. Ils savent très bien que l’immigration "irrégulière" ou clandestine des Haïtiens en République dominicaine, qui a commencé au début du XXe siècle, est un phénomène social et économique complexe. Bien souvent, et précisément dans les périodes les plus favorables économiquement, cette immigration a été encouragée par les propriétaires terriens et chefs d’entreprise dominicains eux-mêmes, soucieux de disposer d’une main-d’œuvre bon marché sur les plantations de canne à sucre, dans le bâtiment ou pour les travaux domestiques, et ce au vu et au su des autorités, conscientes du bénéfice économique que pouvait tirer le pays (en tout cas ses classes moyennes et supérieures) de ces flots de clandestins d’ailleurs maintenus dans des conditions de vie extrêmement précaires, majoritairement sans contrat de travail ni sécurité sociale, ni protection juridique d’aucune sorte.

L’un des plus grands crimes de la dictature du général Trujillo fut, en 1937, le massacre averugle des Haïtiens, lors duquel plusieurs dizaines de ces misérables immigrés furent assassinés par une foule enfiévrée par les affabulations apocalyptiques de fanatiques nationalistes. D’un point de vue moral et civique, le scandaleux arrêt du tribunal constitutionnel n’est pas moins grave. J’ai l’espoir que la levée de boucliers qu’il suscite, dans le pays comme à l’étranger, libérera les Antilles d’une injustice aussi barbare et flagrante. Car cette décision ne porte pas uniquement sur le cas de Juliana Deguis Pierre. Pire, ne laissant aucun doute sur la volonté des magistrats de faire jurisprudence en la matière, l’arrêt ordonne aux autorités de vérifier scrupuleusement tous les registres des naissances du pays depuis 1929, afin d’identifier ceux qui n’avaient pas droit à la nationalité dominicaine et de les en priver rétroactivement.

Des milliers d’Haïtiens changés en zombies

Si ce non-sens juridique devait prévaloir, ce sont des dizaines de Dominicains d’origine haïtienne (plus ou moins lointaine) qui se retrouveraient changés en zombies, en non-êtres, privés de la capacité de travailler légalement, d’être scolarisés dans un établissement public, de bénéficier d’une couverture santé, d’une pension de retraite, de sortir du pays, transformés en autant de victimes potentielles d’abus et d’injustices. Pour quel délit ? Le même que celui qu’avaient commis les Juifs que Hitler priva de toute existence légale avant de les envoyer dans les camps d’extermination : celui d’appartenir à une race méprisée. Je suis bien conscient que le racisme est une maladie très courante et qu’il n’est aucune société, aucun pays, aussi civilisés et démocratiques soient-ils, qui soient totalement immunisé contre ce mal.

Or le racisme surgit chaque fois que se fait sentir le besoin de désigner des boucs émissaires pour occulter les vrais problèmes.

Heureusement, dans la société civile dominicaine se font entendre de nombreuses voix courageuses et démocratiques (intellectuels, associations de défense des droits de l’homme, journalistes) qui, à l’instar des deux juges dissidents du tribunal constitutionnel, dénoncent cette mesure et se mobilisent. On n’en est pas moins affligé par le silence complice de tant de partis politiques et de leaders d’opinion qui se taisent face à l’iniquité ou qui, comme l’archaïque cardinal archevêque de Santo Domingo, Nicolás de Jesús López Rodríguez, soutiennent la décision et injurient ceux qui la condamnent.

La République dominicaine vit là un de ces moments clés par lesquels passent tous les pays, à un stade de leur histoire. Il y a eu, il n’y pas si longtemps, le terrible séisme qui a dévasté son voisin Haïti en janvier 2010. Quelle avait été alors la réaction dominicaine ? Le président Leonel Fernández s’était immédiatement envolé pour Port-au-Prince pour offrir son aide, et le soutien dominicain s’est distingué par son abondance et sa générosité. Je me rappelle encore ces hôpitaux dominicains pleins de victimes haïtiennes, ces médecins et ces infirmières dominicains qui sont partis se mettre à la disposition d’Haïti. Voilà le vrai visage de la République dominicaine, celui d’un pays qui ne peut se corrompre dénaturer par les errances de son tribunal constitutionnel.


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