A peine adultes après le tremblement de terre de 2010 qui a fait 230 000 morts, ces trentenaires organisent une mobilisation qui dure depuis huit mois.
Porter les morts comme des sacs de riz et les empiler par tas. Ne plus retrouver le chemin de chez soi dans la ville anéantie par le séisme. Dormir dehors au milieu d’enfants devenus fous. Et se sentir submergé par un sentiment, qu’on n’ose d’abord pas nommer : l’enthousiasme. Ralph Thomassaint avait 23 ans au moment du tremblement de terre à Port-au-Prince, le 12 janvier 2010. « La résilience haïtienne », s’émerveillent les responsables d’ONG. L’expression l’exaspère. C’était autre chose, un espoir absolu à la mesure de l’horreur. Le monde entier les regardait, psalmodiant : c’est la fin du monde. Et pourquoi pas ? Tout recommencerait de zéro. « Même si tu ne voulais pas y croire, c’était plus fort que toi : on était triste, mais on voulait exister. On allait redémarrer le pays », se souvient M. Thomassaint. Ils étaient nombreux à se le dire, entre jeunes gens.
Rien n’a changé à Port-au-Prince, presque une décennie plus tard. La « génération fin du monde » est trentenaire. Sans que personne l’ait vu venir – pas même elle –, la voilà à la tête d’une contestation qui bouleverse Haïti. Ici, en deux siècles d’indépendance, c’est la politique en mode tragique, révolution, insurrection, putsch, émeutes. Cette fois, le mouvement est d’un genre inédit. Il fait rire. Ou plutôt, il faisait rire : des enfants de la classe moyenne (si le mot a un sens à Port-au-Prince) qui se maquillent pour aller aux sit-in et prennent des selfies sur les barricades pour débattre économie dans un pays à genoux.
Aujourd’hui, après huit mois de mobilisation, une centaine de morts, cinq manifestations et le blocage total du pays pendant une semaine, les visages moqueurs se sont figés. Alors que d’autres actions s’annoncent, un nouveau premier ministre par intérim vient d’être nommé le 21 mars, Jean Michel Lapin. Un moyen de repousser la question que pose la « génération fin du monde » : le mouvement conduira-t-il à refonder en profondeur la démocratie haïtienne ? Ou, au contraire, à déclencher un nouveau cycle de répression féroce ?