Commission Episcopale Nationale Justice et Paix

Les Elections du 7 février 2006 :
une leçon et un défi pour la construction démocratique du pays


Groupe de Recherche et de Reflexion
Justice et Paix Nationale


Port-au-Prince, mai 2006
www.forumcitoyen.org.ht/jilap

Editorial

Personne n’avait prévu les événements qui se sont déroulés le 7 février 2006. Apres 2 ans de violence et de confusion, le découragement voulait s’emparer de plusieurs secteurs dans le pays. L’avancement de la misère et la cherté de la vie avaient affaibli les secteurs populaires. Les organisations ne prenaient presque plus des positions publiques sur ce qui se passe dans le pays. Il n’y avait d’ailleurs plus de mobilisations populaires conséquentes majeures. Les paysans et les ouvriers se cantonnaient plutôt dans des stratégies de survie pour ne pas disparaître. Dans de nombreux quartiers de Port-au-Prince (comme Bel Air, Cité Soleil, Grande Ravine), la population ne savait plus à quel saint se vouer, tellement les bandits armés semaient le deuil et pratiquaient la terreur, le pillage et le viol.

Les institutions chargées d’organiser les élections ne faisaient qu’aggraver la situation ; divisions internes sans fin. Elles organisent le système électoral de telle façon à exclure les masses populaires. On ne peut même plus compter combien de fois elles ont renvoyé la date des élections.

Le 7 février 2006, la population suscite l’étonnement général de tous. La population prend la rue en masse pour se rendre aux urnes, en dépit des conditions difficiles réelles. Tous les secteurs nationaux et à l’étranger sont unanimes : cet événement constitue une leçon et un défi dans le contexte de la lutte démocratique. Mais, comment comprendre cet événement ? Et surtout : quoi faire pour que cet événement ne devienne pas, une nouvelle fois, une roche qu’on jette dans la mer ?

Le Groupe de Recherche et de Réflexion (GRR) de la Commission Justice et Paix partage avec vous sa façon de comprendre les choses. Vos commentaires sont importants pour faire avancer le débat démocratique.

Bonne lecture !

I.- Pourquoi les élections du 7 février constituent-elles une leçon ?

Pour situer cette question correctement, il faut bien songer dans quelles conditions les élections se sont déroulées, la position des différents acteurs sociaux et politiques, et la place réservée au peuple même dans ce contexte.

Des elections dans un contexte de grande confusion.

Le 29 février 2004, le Président Jean Bertrand Aristide quitte le pays suite aux pressions exercées par des pays puissants comme les Etats Unis, la France et le Canada. Certes, il y avait également une mobilisation importante contre le pouvoir Lavalas; mais il est difficile de soutenir que, même si ce mouvement deviendrait plus important, il serait, lui seul, capable de faire partir Aristide. L’action des grandes puissances que nous venons d’évoquer a eu une influence décisive.

Il faut dire, jusqu’à présent, cette question du départ n’a pas encore été clarifiée. L’ancien Président Aristide prétend qu’il a été kidnappé. Les grandes puissances font valoir que le Président a démissionné, et qu’il a ensuite demandé de l’aide pour partir, afin de sauver sa vie. Il est difficile de connaître la vérité dans tout cela. Mais, cette situation est motif d’une grande polémique, qui sème davantage de confusion au niveau politique. Le secteur Lavalas déploie de grands efforts pour dénoncer ce qu’il appelle le kidnapping du 29 février 2004 ; il a fait l’impossible pour bloquer la tenue des élections dans le pays. Il faut se rappeler que, en dépit de tous les efforts et négociations, ce secteur a toujours refusé de déléguer un représentant dans le Conseil Electoral Provisoire.

Un autre élément de cette situation troublée sont les rebelles armés. Pendant toute la période de transition, aucune lumière n’a été faite sur leur identité ou sur la provenance de leurs armes. Pourquoi le gouvernement de la République Dominicaine a-t-il fermé les yeux sur leurs activités des deux còtés de la frontière? Où sont ces rebelles avec leurs armes maintenant?

Nous croyons que la possibilité de construire la démocratie dans le pays dépend du mode de fonctionnement futur de notre pays. Il faut en finir radicalement avec cette mentalité de couvrir les méfaits. Il faut en finir avec l’oubli systématique du passé. Il faut, de la part de tous les secteurs, un minimum de transparence sociale et politique.

La situation de confusion deviendra encore plus grande avec la présence des forces militaires étrangères, la Mission des Nations Unis, dans le pays. Pour de nombreux Haïtiens, il s’agit tout simplement d’une force d’occupation. De son còté, les Nations Unis déclarent qu’elles viennent aider le pays pour sortir de son sommeil et de la confusion politique. Mais qu’est-ce que nous constatons ? La Mission des Nations Unis (MINUSTAH) remplacent pratiquement les institutions et les autorités du pays. Ceci apparaissait ouvertement dans les élections. La Mission contrôle l’ensemble des opérations, depuis la régistration des votants, jusqu’au déroulement du vote le jour du scrutin même. Les élections coûtent énormément chères, plus de 60 millions de dollars. Auparavant, on organisait des élections pour à peu près 4 millions de dollars. Ainsi, nous voyons déjà les problèmes qui se poseront. Si Haïti veut retrouver son autonomie, où trouvera-t-il cet argent pour continuer à organiser des élections ? Très peu de secteurs se montrent préoccupés par cette question et cherchent à faire des propositions conséquentes.

La confusion devient encore plus évidente quand nous considérons les pratiques et les prises de positions des leaders des parties politiques. Leurs intérêts et ambitions pour prendre le pouvoir étaient les plus évidents. Ils formaient un seul bloc contre le pouvoir Lavalas et Aristide ; mais une fois ce pouvoir écarté, ils se sont déclarés la guerre entre eux pour le pouvoir. Ceci créait beaucoup de difficultés pour la plupart des gens. En plus, la majorité des gens ne savent pas lire et écrire ; les secteurs politiques n’ont rien fait pour faciliter leur participation. Il faut donc se questionner sur la position réelle d’un nombre d’acteurs sociaux et politiques.

La position des acteurs sociaux est difficile à comprendre

Avant les élections du 7 février toutes sortes d’institutions et organisations parlaient pour le peuple et en son nom ; ou bien elles prétendaient travailler dans son intérêt. Mais les élections vont démontrer que la parole du peuple était absente de tous ces discours. Le peuple passait plutôt pour le cheval au dos solide dont tous les secteurs voulaient se servir.

Le premier secteur qui a perdu dans les élections est la coalition de tous les partis politiques qui ont lutté pour chavirer le régime Lavalas. Le résultat des élections prouve leur faiblesse réelle. La question qui se pose : auront-ils le courage pour comprendre cette leçon ? Ce serait bon que chaque parti ou coalition qui se vantait de sa force fasse un bilan ou une autocritique. Nous ne remarquons pas encore des signes dans ce sens.

Le deuxième secteur qui a perdu de force au niveau politique est Fanmi Lavalas. Ce parti est paru sans représentativité au niveau national. Malgré les grand discours, il est sorti parmi les derniers pour les présidentielles, et il n’a pas réalisé un bon résultat pour le parlement. Certes, il fait des manœuvres pour récupérer la victoire électorale du candidat de Lespwa, René Préval. Mais il est clair maintenant qu’il n’y avait aucune entente politique entre ces deux secteurs. Ce constat est tellement vrai que certains groupes recommencent à « chauffer le béton » pour exercer des pressions sur le Président Préval en vue du retour du leader de Fanmi Lavalas. Ensuite, plusieurs mois après les élections, la Plateforme Lespwa n’a jamais pris publiquement un engagement politique envers Fanmi Lavalas. La question reste tout de même : est-ce que le secteur Fanmi Lavalas est arrivé à comprendre qu’il faut surseoir au bluff dans la lutte politique ? Est-ce qu’il évaluera sa force réelle et sa base de représentativité au niveau national ? Il n’y a pas encore de signes qui montrent que ce secteur est prêt à changer une série de mauvaises pratiques politiques du passé.

Le troisième secteur à considérer sont les institutions et organisations sociales. Elles n’ont pas réussi à accompagner correctement le processus électoral. Il est vrai, des institutions comme JILAP ont réalisé un bon travail de vigilance et d’observation. Mais, le système électoral est très complexe. Les organisations sociales ne se sont pas mobilisées assez pour porter le Conseil Electoral Provisoire à respecter les droits minimaux de chaque citoyen dans le choix de ses dirigeants. Beaucoup d’organisations et institutions sont restés des spectateurs. D’autres ont fait le jeu de certains secteurs politiques. On peut alors comprendre pourquoi la façon massive de participer du peuple au scrutin du 7 février 2006 est venue comme une surprise totale pour tous les observateurs, haïtiens comme étrangers.

Cette présence populaire démontre qu’Haïti n’est pas morte

Voici, d’après nous, la plus grande leçon des élections du 7 février 2006. La participation populaire à ces élections démontre que la population haïtienne est prête à avancer sur la route de la démocratie, même dans des conditions où on lui coupe la parole. Personne n’ était en mesure d’évaluer son niveau de participation, mais elle est sortie en masse pour voter. Le Conseil Electoral et la MINUSTAH avaient préparé un grand désordre au niveau de l’organisation du jour du scrutin. La population a pris patience et elle a organisé sa propre discipline et sécurité ; avec beaucoup de maitrise de soi, elle a transformé une situation de confusion totale.

Le Conseil Electoral et la MINUSTAH n’avaient pas décidé de prendre en considération la réalité géographique et démographique du pays. Dans plusieurs cas, les centres de vote se trouvaient entre 15 à 20 kilomètres des électeurs. Mais les gens ont fait le sacrifice de marcher de longues distances, de dormir en route et de jeùner afin de pouvoir voter. Est-ce que ces gros sacrifices peuvent rester sans récompense ? Le peuple demande que les élites du pays et la communauté internationale l’estiment et lui donnent considération. Y a-t-il un début d’une prise de conscience et des efforts dans ce sens ? Nous n’observons pas encore un début de réponse à cette question. Mais tous devraient comprendre le gros défi que les élections du 7 février charrient avec elles.

II- Quel est ce défi que les élections du 7 février 2006 charrient pour la construction démocratique du pays ?

Le premier grand défi, d’après nous, c’est le défi de l’intégration. Le système d’exclusion est appelé à disparaître. La population était déjà habituée à revendiquer sa participation à la lutte politique dans le pays. Aujourd’hui, elle est décidée d’imposer sa présence. Tous les secteurs doivent comprendre que la balance politique du pays ne peut pas continuer à pencher d’un seul bord comme cela se fait depuis 200 ans. Les élites du pays doivent se rendre compte que le système de domination sauvage au niveau économique, politique, social et culturel et appellé à disparaître. Il faut de nouveaux fondements pour le pays. Dans cette perspective, le peuple réclame la parole. Tous les secteurs doivent se rendre compte de cette nécessite avant qu’il ne soit trop tard.

Le deuxième gros défi concerne la crise de la représentation dans le pays. Les partis politiques, les organisations sociales et les institutions qui avaient l’habitude de parler au nom du peuple sont très faibles. Ces secteurs ne peuvent continuer à étaler leur arrogance comme ils ont l’habitude de le faire depuis près de 20 ans. Chaque secteur doit grandir sa capacité d’ouverture pour l’autre. Surtout, chaque secteur doit déployer plus d’efforts pour aller à la rencontre des masses populaires, et leur offrir toute occasion de parler et de manifester leur volonté. Nous croyons également qu’il faut construire de nouvelles espaces collectives et alternatives à tout niveau : politique, économique, social et culturel.

Le troisième gros défi concerne le travail à faire et les responsabilités à prendre pour reconquérir l’avenir du pays. C’est vrai, nous pouvons toujours compter sur ou bénéficier de la solidarité d’autres peuples. Mais les élections du 7 février 2006 sont un signal. Quand il y a une volonté sociale et collective assez claire, alors, nous sommes capables d’avancer sur la route du changement. Les élections confirment une autre vérité, déjà connue : seul la population d’un pays peut changer sa réalité. Malgré les gros moyens en armes et en argent des forces étrangères, en dernier ressort, c’est le peuple haïtien qui a sauvé les élections du 7 février 2006.

Le quatrième gros défi concerne la réponse attendue par le peuple pour satisfaire ses aspirations économiques et sociales. La population a fait de nombreux sacrifices depuis l’an 2000, mais ses conditions de vie ne se sont pas améliorées. Ceci est inacceptable. Il ne faut pas rêver les yeux ouverts, mais, le gouvernement de l’Espwa devrait se dévouer pour réaliser un minimum d’aller mieux dans les conditions de vie des gens. Tous les secteurs devraient y contribuer. Cela ne signifie pas que tous deviendraient des partisans du pouvoir, mais il faut que les luttes politiques et sociales aient plus de contenu et de substance. L’intérêt du pays devrait occuper la première place dans les pratiques de tous. Il faut lutter et exercer des pressions pour que le gouvernement de Préval n’approfondisse le trou où s’enfonce le pays.

Le dernier gros défi concerne la façon dont un pays comme Haïti s’approprie de son histoire, en fait appel pour établir la vérité, et ensuite en tire les conséquences pour construire la vie aujourd’hui et préparer l’avenir. Ce travail n’est pas facile à faire, mais on ne peut l’éviter. Ceci n’est pas la seule responsabilité du gouvernement ; tous les secteurs sociaux devraient pendre des initiatives dans ce sens afin de garantir ensemble les conditions nécessaires pour la vie en commun demain.

Pour conclure cette réflexion, le GRR (Groupe de Recherche et de Réflexion) est convaincu que ce qui s’est passé le jour du scrutin du 7 février 2006 pourrait ouvrir des avenus pour un processus politique et social intéressant. Mais, nous sommes sérieusement inquiets, parce que nous ne remarquons pas que les divers secteurs comprennent ou cherchent à comprendre le sens profond de ce qui est arrivé lors les élections. Notre inquiétude devient encore plus grande devant le danger réel que de nouvelles frustrations pourraient produire après ces gros sacrifices populaires. Le GRR n’a pas la capacité de mesurer les conséquences que cela pourrait entraîner ; il ne peut que craindre une aggravation sérieuse de la situation.

Le Groupe de Recherche et de Réflexion (GRR) de la Commission Justice et Paix partage avec vous sa façon de comprendre les choses. Il serait reconnaissant de vos commentaires qui sont importants pour faire avancer le débat démocratique.

Piblikasyon Bilten sila a posib gras ak konkou finans MISEREOR ansanm ak Komisyon Ewopeyèn an. Se Komisyon Jistis ak Lapè sèlman ki reskonsab sa k ekri nan Bilten an. La publication de ce Bulletin est rendue possible grâce au concours financier de MISEREOR et de la Commission Européenne. La responsabilité du contenu de ce texte revient seulement à la Commission Nationale Justice et Paix. Tirage : 1500 copies en créole ; 500 copies en français.