Dans son enseignement au Collège de France, la romancière, couronnée en 2014 par le prix Femina, explore en tous sens la fertilité ancestrale de la littérature de son île, qui tire sa fierté de s’être libérée des chaînes de l’esclavage et de s’écrire à présent en français, en anglais, en espagnol et, bien sûr, en créole.
La romancière haïtienne Yanick Lahens, née à Port-au-Prince en 1953, prix Femina pour Bain de lune (Sabine Wespieser, 2014), inaugure au Collège de France la nouvelle chaire des Mondes francophones. Elle y donne un enseignement hebdomadaire le lundi (en avril et mai). Un colloque de clôture aura lieu le 20 juin. En parallèle, paraît l’Oiseau Parker dans la nuit (Sabine Wespieser), beau recueil de ses nouvelles, dont certaines sont à l’origine de ses romans. Entretien.
Vous avez choisi d’intituler « Urgence(s) d’écrire, rêve(s) d’habiter » votre enseignement au Collège de France…
YANICK LAHENS La littérature haïtienne ne peut se comprendre sans la notion d’urgence. Haïti est le premier pays fabriqué par la modernité et par toutes les situations d’urgence qu’elle a connues jusqu’à aujourd’hui. D’où le pluriel. Quant aux rêves d’habiter, les écrivains les ont toujours formulés comme un défi à relever. Ce qui se joue en 1804 avec l’indépendance est de l’ordre de l’impensable. Le terme « impensable » est utilisé dans un texte fondamental intitulé Silencing the Past, qui signifie la mise sous silence du passé, écrit par l’Haïtien Michel-Rolph Trouillot, qui vivait aux États-Unis. Impensable, les esclaves se sont libérés et ont vaincu l’armée napoléonienne réputée invincible. Leur victoire a dépassé tous les cadres de pensée de l’époque. La littérature a pu dire ce que la parole n’a pas su exprimer. Elle parvient à signifier cet impossible. Les écrivains haïtiens l’ont très vite compris. Nous sommes face à la puissance d’un fait historique et face à la puissance de la littérature. La rencontre entre les deux a façonné la spécificité de la littérature haïtienne.
Comment expliquer tant d’aptitude à créer, malgré l’exiguïté du territoire, la condition insulaire, les dictatures, les catastrophes et l’exil ?
YANICK LAHENS Dès la fin du XVIIIe siècle, Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines, conscients que l’acte à poser donnerait lieu à un saut historique inédit, ont saisi l’importance de l’écrit. Ne maîtrisant pas l’écriture, ils ont vu les émissaires envoyés à Saint-Domingue utiliser des secrétaires. Ils y ont donc eu recours eux-mêmes. L’un des derniers secrétaires de Toussaint Louverture n’était autre que le beau-père de Michelet ! Les archives sont passionnantes. Les études américaines sont extrêmement poussées. Nombre de chercheurs viennent consulter en France les archives (que les Français ne lisent pas), dont ils font ressortir les aspects novateurs. Susan Buck-Morss, dans Hegel et Haïti, montre un lien entre la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel et un texte écrit par Toussaint Louverture, trouvé par elle dans Minerva, une vieille revue allemande du XIXe siècle. La dialectique du maître et de l’esclave n’aurait peut-être pas existé si Hegel n’avait consulté les réflexions de Dessalines et de Toussaint Louverture. Ils avaient bien compris que donner de la publicité à leurs réflexions via l’écrit était capital.
Pendant la colonie, si le catéchisme est toléré, l’instruction ne l’est pas….