Par Robert Berrouët-Oriol

En Haïti et en outre-mer, la nouvelle a retenu l’attention de nombreux enseignants, parents d’élèves, directeurs d’école, rédacteurs et éditeurs de manuels scolaires : « Le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (Menfp) annonce la fin du financement des matériels didactiques en langue française, pour les quatre premières années du cycle fondamental (…) Ce financement sera dirigé vers les matériels didactiques en créole, pour les quatre premières années du fondamental (…). » Et « À partir de l’année académique 2022-2023, l’État haïtien ne financera pas, ni ne supportera aucun matériel didactique [en] langue française qui doit servir dans l’apprentissage des élèves des quatre premières années du fondamental » (voir l’article « Suspension du financement des matériels didactiques en langue française pour les 4 premières années du cycle fondamental en Haïti », AlterPresse, 22 février 2022).

Comment comprendre et interpréter cette mesure édictée par le titulaire de facto du ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle d’Haïti (MENFP) ? Quelle en est la portée et quelle en est la véritable signification ? Cette nouvelle directive du MENFP concerne-t-elle uniquement le secteur public de l’éducation (20% de l’offre scolaire) ou s’applique-t-elle également au secteur privé de l’éducation (80% de l’offre scolaire) ? Quels sont les montants budgétaires en jeu et quelle est la typologie des manuels scolaires visés par une telle mesure ? Quelles sont les caractéristiques actuelles de la production de manuels scolaires en créole et par qui sont-ils élaborés ? Les manuels scolaires visés par la directive du ministère de l’Éducation sont-ils l’objet d’une préalable évaluation didactique et linguistique et si oui par qui ? Ces dix dernières années, le ministère de l’Éducation a-t-il produit et diffusé des bilans d’évaluation didactique et linguistique des manuels scolaires en usage dans le système éducatif haïtien ? La nouvelle directive du titulaire « Tèt kale » de l’Éducation nationale constitue-t-elle une mesure cohérente d’aménagement du créole dans le système éducatif national ? La réponse documentée à ces questions de fond devrait permettre de prendre toute la mesure d’une directive qui, par-delà sa radicalité apparente sinon son clinquant aguicheur, exige d’être objectivement auscultée. Cette auscultation doit pouvoir être menée par l’analyse des documents officiels du ministère de l’Éducation –s’ils existent, s’ils sont disponibles et accessibles–, traitant du financement des manuels scolaires au cours des dix dernières années. Idéalement, il faudrait effectuer un bilan des 26 ans d’existence du programme de subvention des manuels scolaires qui a débuté en octobre 1995…

Précédant toute réaction des éditeurs de manuels scolaires, des associations d’enseignants et des directeurs d’écoles, la fanfare « nationaliste » a vite fait résonner le clairon comme elle l’a autrefois entonné pour appuyer le très décrié PSUGO, vaste programme de détournements des fonds de l’éducation mis en place par le cartel politico-mafieux du PHTK. Ainsi, certains « créolistes » fondamentalistes n’ont pas hésité à entonner un bavard cocorico « nationaliste » et à saluer « une journée historique » dans l’histoire du pays : « Vreman vre, jounen 22/2/2022 sa a se te yon jounen istorik nan istwa peyi nou e nan istwa mouvman kreyòl la » (cf. courriel de Michel Degraff daté du 27 février 2022 intitulé « Liv ki ekri oubyen tradwi nan kreyòl »). Ce cocorico doit être mis en perspective : il y a lieu de rappeler que le linguiste Michel Degraff –qui a publiquement accordé, dans une revue universitaire suisse et sur YouTube, son appui au PSUGO du cartel politico-mafieux du PHTK–, est le responsable scientifique et le directeur du MIT Haiti Initiative qui a élaboré aux États-Unis et qui diffuse en Haïti un lexique anglais-créole d’une grande médiocrité, un ouvrage pré-scientifique et pré-lexicographique de plus de 800 termes : voir à ce sujet notre analyse, sur la base de la méthodologie de la lexicographie professionnelle, parue dans Le National du 15 février 2022, « Le naufrage de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative ». Et comme en écho, un « spécialiste » de l’éducation –dont on peine à trouver une quelconque contribution analytique de référence sur la didactique du créole–, a cru bon à son tour de disserter sur le sujet à l’aide d’un bavardage byzantin qui ignore lourdement les fondements linguistiques et constitutionnels ainsi que le cadre didactique de l’aménagement du créole dans le cours de l’apprentissage des savoirs et des connaissances en langue maternelle créole. Le plus récent exemple de ce type de dissertation verbeuse et sans perspective a pour titre « Lang matènèl nan edikasyon : lè MENFP deside pa finanse liv an franse pou l mete lòd nan dezòd Nan ki lang pou edikasyon fèt ann Ayiti ? », long texte de Vernet Étienne paru le 4 mars 2020 dans Le National, soit dix jours après le communiqué du MENFP. Cette périlleuse acrobatie de Vernet Étienne nous remet en mémoire celle de Fritz Dorvilier, commis d’office-consultant au Parlement haïtien et au MENFP, auteur d’une hagiographie hyperbolique de très faible qualité analytique destinée à encenser le  ministre de l’Éducation de l’époque, Nesmy Manigat (voir son article « Sur la pertinence de la gouvernance éducative de Nesmy Manigat », Le Nouvelliste, 4 mars 2016 ; sur la vision rachitique et déficiente de l’aménagement du créole dans l’École haïtienne et sur le faible bilan de la première mandature de Nesmy Manigat à l’Éducation nationale, voir notre article « Le ministre de facto de l’Éducation Nesmy Manigat et l’aménagement du créole dans l’École haïtienne : entre surdité, mal-voyance et déni de réalité », Le National, 2 décembre 2021). En échange de bons et loyaux services rémunérés, Fritz Dorvilier s’est vu nommé consul général d’Haïti à Montréal par le PHTK néo-duvaliériste. Quoique « bavardeux », le texte de Vernet Étienne comprend des éléments de réflexion intéressants, et aucun document n’atteste qu’il soit un commis d’office rémunéré du MENFP. ll faut reconnaître à Vernet Étienne le droit à la libre expression de son opinion même lorsqu’il se fait des illusions borgnes sur la récente décision du MENFP et sur la prétendue qualité « scientifique » de la lexicographie créole au MIT Haiti Initiative.  

À contre-courant des mantras, sermons, cocoricos et autres paraboles de mouture « nationaliste » et qui ne fonctionnent que sur le registre simpliste et rudimentaire des idéologies conservatrices, il faut interroger les documents et les pratiques institutionnelles afin de comprendre et de mettre en perspective la récente décision du ministère de l’Éducation relative au financement des manuels scolaires. C’est donc dans ce but que nous avons tenté de retracer et de consulter les documents nécessaires à l’analyse du programme gouvernemental de subvention des manuels scolaires mais un écueil majeur s’est systématiquement dressé sur notre chemin : la quasi-inexistence de documents de référence provenant du ministère de l’Éducation nationale et accessibles au public. Les sites des institutions partenaires du ministère de l’Éducation n’ont pas non plus fourni d’information éclairante, notamment ceux de l’UNESCO, de l’UNICEF, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement, du PNUD, de l’Union européenne, etc. À titre d’exemple, nous avons retracé un travail de recherche mené par l’Université d’État d’Haïti en collaboration avec le ministère de l’Éducation nationale et de la formation professionnelle (MENFP) et sous la coordination de l’IIPE‑-UNESCO, avec l’appui du Partenariat mondial pour l’éducation (GPE). Le rapport-synthèse non daté de cette recherche, accessible sur le site de la Bibliothèque numérique de l’UNESCO, a pour titre « Améliorer le financement de l’éducation : utilisation et utilité des subventions aux écoles », mais il ne fournit pas de données analytiques en lien avec la problématique de la subvention des manuels scolaires en Haïti.

Vérification faite avant la rédaction de cet article, l’information relative à la cessation du financement des manuels scolaires en langue française et au financement exclusif du matériel pédagogique en créole ne figure pas sur le site officiel du ministère de l’Éducation nationale d’Haïti –site dont le contenu, on l’a noté, est rédigé exclusivement en français. C’est plutôt sur le site officiel du ministère de la Culture et de la communication que l’information, datée du 22 février 2022, est consignée sous le titre « Vers le financement exclusif des manuels didactiques en créole pour le 1er cycle de l’école fondamentale ». Il est utile de signaler que le site du ministère de l’Éducation ne renseigne pas sur les mécanismes de passation des marchés et les montants alloués ces dix dernières années au financement des matériels scolaires tant en français qu’en créole. La demande de documents que nous avons adressée par courriel à Meniol Jeune, Directeur général du ministère de l’Éducation nationale dans le but d’obtenir toute documentation relative au financement des manuels scolaires, est restée sans réponse. Au moment d’écrire cet article, nous n‘avons pas été ne mesure de savoir si Meniol Jeune aurait reçu des directives lui interdisant de nous fournir les documents requis parce que la gestion administrative du programme de subvention des manuels scolaires est lacunaire ou anarchique, ou parce que cette gestion aurait donné lieu à d’éventuelles activités de détournement de fonds du programme de subvention des manuels scolaires… Malgré cela, une recherche documentaire élargie et plus fouillée nous a toutefois permis de retracer, sur différents sites, quelques données utiles à l’analyse de la toute dernière mesure du ministère de l’Éducation nationale. L’information documentaire que nous avons ainsi recueillie a été soumise à la réflexion d’un certain nombre d’enseignants vivant en Haïti car il nous a semblé nécessaire de les consulter en amont de la rédaction de cet article dans le but d’apprécier leur vision de la récente mesure du ministère de l’Éducation nationale sur le financement des manuels scolaires.

La presse écrite s’est fait l’écho au cours des ans de la question du financement des manuels scolaires. Ainsi, le magazine Challenges rapporte que « (…) depuis plus d’une décennie [en réalité depuis 2001], l’État haïtien distribue des millions de manuels scolaires en subvention et en dotation. Le budget de la République prévoit 500 000 000 de gourdes pour appliquer cette politique à chaque rentrée scolaire. Chaque fois, le même montant est mobilisé pour les mêmes opérations. À la fin, l’État ne fait que dépenser alors que le livre pourrait être inscrit dans le cadre d’un investissement et le bien qu’il représente serait amorti annuellement » (Guamacice Delice : « Quelles stratégies de subvention appliquées en 2016 ? », 12 août 2016). Ainsi, cet investissement à fonds perdus aurait pu être gardé dans les écoles pendant 4 à 5 années scolaires, comme d’ailleurs l’ont proposé plusieurs éditeurs scolaires dès 2001.

AlterPresse relate que « Cette année, un million 328 mille livres sont subventionnés à Henri Deschamps, à hauteur de plus de 367 millions de gourdes (…) ; 240 mille manuels scolaires sont concernés par le programme de dotation. Au total, plus de 780 millions de gourdes ont été allouées à la subvention et à la dotation de manuels scolaires, avait déclaré le titulaire intérimaire du ministère de l’Éducation nationale, Pierre Josué Agénor Cadet » (« Haïti-Education : les livres subventionnés seraient maintenant disponibles, informe Henri Deschamps », 4 septembre 2018). 

Pour sa part, Ayibopost, autre site consulté lors de notre recherche documentaire, fournit l’information suivante : « 700 millions de gourdes sont prévues pour la subvention et la dotation des manuels scolaires pour l’année académique 2019-2020, a annoncé Pierre Josué Agénor Cadet, ministre de l’Éducation nationale (…) Cette année, 990 000 livres seront subventionnés et 367 000 autres remis en dotation. Ce qui donne un total de 1 357 000 ouvrages » (Emmanuel Moïse Yves : « Tout ce qu’il faut savoir sur la subvention des ouvrages scolaires cette année », 4 septembre 2019).

Lire l’intégralité de l’article