Avant de s’envoler pour Haïti, l’académicien commente son dernier « livre dessiné » au festival Étonnants Voyageurs. Extraits de « Vers d’autres rives ».

À Saint-Malo, il court, il court, Dany Laferrière, le furet de l’Académie française. D’un débat sur la francophonie, l’exil, à un autre sur les mots migrateurs et puis, entre deux marches rapides d’un lieu du festival Étonnants Voyageurs à l’autre, il se pose quelques minutes pour une rencontre proposée par « Le Point ». Cette fois, il s’agit de lui, de son second « livre dessiné », intitulé « Vers d’autres rives », un ouvrage « moins chaviré » que le précédent, on en tourne les pages calmement, retrouvant les étapes d’une vie, les rencontres, sous les crayons inspirés de l’écrivain natif de Port-au-Prince. La capitale haïtienne, il s’apprête à y retourner lors de la manifestation littéraire Livres en folie, l’occasion d’une tournée à travers le pays. En attendant, arrêt sur images, avec commentaires recueillis auprès de l’auteur.

Vers d’autres rives

J’avais un titre pour ce livre, Le Pot au feu de l’écrivain, que je trouvais trop réaliste, mais l’éditrice (NDRL : des éditions de l’Aube) a aimé cette image qu’elle voulait mettre en couverture. Je ne voulais pas que cela donne l’impression que je faisais un livre sur les réfugiés, je n’ai jamais fait de déclarations politiques pour essayer d’être dans le vent et je ne partage pas le point de vue qu’on porte sur les gens qui quittent leur pays. La dernière phrase de ce livre est : « Quelle joie d’arriver vers d’autres rives, même douloureuses. » Car il y a quelque chose comme une joie dans le départ, il faut éviter la fausse compassion face aux étrangers et surtout les réduire à un chiffre. Moi je n’ai pas pu répondre, en arrivant en 1976 au Québec, à la question « qu’est- ce que vous comptez faire  ? » : « Être académicien. » J’étais un jeune Haïtien qui allait rejoindre la cohorte de ces gens dont on croit qu’ils viennent vivre à vos crochets jusqu’à leur mort. Nous n’en savons rien. Nous ne pouvons pas réduire ces gens à un chiffre, ni enlever cette espérance et cette joie en eux, quelle qu’en soit la source. Voilà pourquoi je voulais montrer cette foule. 

Biographie en images, parce qu’elles sont brûlantes, et me définissent mieux que des dates et des lieux. Les choses trop précises concernent la personne qui écrit sur l’autre. Alors que les émotions concernent la personne sur qui on écrit. Je cite ici La Niña Estrellita, héroïne de L’Espace d’un cillement, roman de l’écrivain haïtien Jacques Stephen Alexis, exécuté par Papa Doc. On n’a jamais su ce qui lui était arrivé, mais il a eu le temps d’écrire quatre magnifiques livres, Compère général soleil, Le Romancero aux étoiles, Les Arbres musiciens et puis L’Espace d’un cillement, publié dans la collection Imaginaire de Galllimard. Livre qui a obtenu le prix littéraire Jean d’Ormesson.

Emile Roumer était un poète haïtien qui parlait à tout le monde, me racontait sa vie, et même pourquoi il quittait sa femme, à moi qui avais 10 ans… « Marabout de mon cœur » est un des plus beaux poèmes, si proche de la cuisine et merveilleusement mis en musique. Comme tous les personnages de mes livres dessinés, oui, Emile Roumer est blanc, mais personne n’est blanc ainsi. Quelqu’un m’avait demandé à propos de mes livres dessinés : comment se fait-il que le narrateur qui vous représente soit blond ? Cela me ramène aux dessins que je faisais enfant, en Haïti où personne n’est noir, personne n’est blanc. Ce qui est distinctif dans ce dessin, c’est qu’il s’agit d’un poète. Le noir n’existe qu’en face d’un raciste.

Voici le mouvement Saint Soleil, avec Tiga, que j’ai très bien connu. J’ai vu André Malraux arriver en Haïti dans cette communauté de peintres et j’ai vu la joie et la force de Malraux. Les deux qui ont aidé la culture haïtienne, ce sont véritablement Breton et Malraux. André Breton qui regarde Magloire-Saint-Aude, un vieux poète alcoolique, rejet de la société, le lit et dit qu’il faut remonter à Nerval pour retrouver un poète comme ça, capable d’arrêter le sphinx. L’œuvre poétique de Magloire-Saint-Aude fait 44 pages en 3 livres : Dialogue autour de mes lampes, Tabou, Déchu. Et le dernier mot de son œuvre est « silence ». Et moi, quand je voyais Magloire-Saint-Aude dans le bas de la ville de Port-au-Prince, vautré dans sa pisse avec Carl Brouard, un autre poète, et que ma mère les montrait du doigt, « ce sont des poètes », désignant ce qu’il ne faut surtout pas être, je me disais que c’est cela que je veux être, clochard céleste, poussière d’or… Et après, on leur a fait des funérailles nationales !

Je voulais être écrivain et je ne cherchais pas à être célèbre avec un premier roman, ce qui m’est arrivé au Québec, soudainement, et j’ai vu que j’étais en danger comme écrivain puisque je passais mon temps à faire autre chose qu’écrire. La société peut vous corrompre par la misère et aussi sûrement par la richesse. J’étais ouvrier, je travaillais au noir, illégal pendant huit ans, et brusquement on m’offre à la télévision nationale un travail payé jusqu’à 200 000 dollars. Comment vais-je faire pour écrire si on me satisfait de tous les côtés  ? Je suis parti pour Miami avec les enfants et j’ai vécu aux crochets de ma femme. J’y ai écrit 10 livres en douze ans, mon autobiograhie américaine. J’ai dit à ma femme : « J’ai terminé un livre de 2 000 pages – qu’un jour on publiera dans sa forme normale. Maintenant, qu’est ce qu’on fait ? » Et je me suis aperçu qu’aucun des enfants n’aimait Miami ! Alors j’ai dit « on part ».

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