Sous la plage, l’esclavage
quotidien Libération : mardi 22 juillet 2008
Alain Korenblitt vice-président d’Amnesty International, Emmanuel Daoud avocat, membre du Groupe d’action judiciaire et de la FIDH, Céline Anaya Gautier photographe («Esclaves au paradis»), Anne Lescot directrice du Collectif 2004 Images, Karole Gizolme présidente de Gens de la Caraïbe, CLAUDIO DEL PUNTA réalisateur, FABIEN COHEN association France Amérique latine et BERNARD LERAY Collectif Haïti de France.
Grande offre promotionnelle, on brade la République dominicaine, le paradis sur terre «all inclusive». Le matraquage de la campagne publicitaire pour la République dominicaine n’aura échappé à aucun consommateur potentiel. Dans la rue, dans le métro, et sur Internet personne n’aura pu éviter les plages de sables fins bordées de palmiers : procurez-vous le paradis sur terre pour seulement quelques pleins d’essence. Mais cette campagne reste muette sur ce qui se passe à parfois seulement quelques mètres des grands hôtels en République dominicaine.
Le soleil n’y brille pas de la même façon pour tout le monde. Si la situation dans les hôtels semble paradisiaque pour les touristes, les conditions de vie des migrants haïtiens et des Dominicains d’origine haïtienne sont des plus tragiques. Victimes de discrimination, de racisme et de xénophobie, ils ne peuvent pas jouir pleinement de leurs droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Le rapport d’Amnesty International de 2007 sur la République dominicaine, «Une vie en transit», montre que les lois et les politiques relatives à l’immigration sont incompatibles avec les normes internationales relatives aux droits humains. De même, les dispositions relatives à l’enregistrement des naissances sont souvent appliquées de manière discriminatoire par les agents de l’Etat. Des milliers d’enfants dominicains d’origine haïtienne sont privés de leur droit à une nationalité dominicaine et se retrouvent, de fait, apatrides. Ce système indigne, orchestré par les autorités du pays, prive ainsi ces enfants de l’ensemble de leurs droits dès la naissance, en violation des conventions internationales et régionales, mais aussi de la Constitution dominicaine. Malgré l’arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, les autorités de ce pays continuent de refuser la nationalité dominicaine aux enfants nés dans le pays de parents sans papiers ou en situation irrégulière.
Le paroxysme de cette situation a été observé dans les bateyes, baraquements de village occupés par les braceros, coupeurs de cannes à sucre. La plupart des travailleurs haïtiens sont, en effet, embauchés en tant que braceros pour la récolte. Ils travaillent dans les 400 bateyes disséminés à travers le territoire dominicain. Ils n’ont généralement pas accès aux services publics de base tels que les soins médicaux, l’éducation, l’eau courante et le système de tout-à-l’égout. Au XVIIIe siècle ceux grâce auxquels le sucre fit la richesse de Saint-Domingue, alors possession française, étaient appelés sans détours «esclaves». Et aujourd’hui, au XXIe siècle, qu’en est-il ? A l’heure où en France, une journée des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions a été décrétée, à l’heure où les Nations unies ont proclamé le 23 août «journée internationale du souvenir de la traite et des abolitions», la situation est-elle vraiment différente pour ces travailleurs ? Dans son rapport de 2005 sur le développement humain en République dominicaine, le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) note que dans près d’un tiers des bateyes, les enfants n’ont aucun accès à l’éducation. Malgré le caractère illégal du travail des enfants, ceux-ci continuent d’être embauchés dans les plantations de canne à sucre. On estime qu’un tiers des habitants des bateyes ne savent ni lire ni écrire.
Après avoir vécu plusieurs mois dans quelques-uns de ces baraquements plusieurs artistes, photographes et réalisateurs ont été bouleversés. De ces expériences sont ressortis des témoignages accablants. Ce fut le cas l’année dernière avec l’événement intitulé «Esclaves au paradis» qui comprenait une exposition photos réalisées par Céline Anaya Gautier, un colloque international et des projections de documentaires.
L’ambassade de la République dominicaine en France avait alors vivement réagi. Cette année, c’est à nouveau le cas avec la sortie du film Haïti chérie. Son réalisateur, Claudio Del Punta, a construit un film en lien avec son parcours personnel qui reprend presque point pour point les préoccupations d’Amnesty International et d’autres ONG. L’excellent accueil de la critique a permis à ce film de connaître une carrière en France et aux ONG de dénoncer encore et toujours les violations des droits humains. Deux autres cinéastes Amy Serrano et Bill Haney, ont réalisé, respectivement, les films Sugar Babies et The Price of Sugar. Ils y dénoncent le système d’exploitation mis en place et sont actuellement poursuivis aux Etats-Unis par deux familles propriétaires de plantation.
Face à cette situation, quelques mouvements ou instances s’évertuent à alerter l’opinion publique et tentent de trouver le moyen d’améliorer la situation des droits humains dans ce pays. C’est le cas par exemple de Doudou Diène, le rapporteur de l’ONU, qui vient de publier un rapport sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée à l’issue d’une mission en République dominicaine (avec l’experte indépendante, Gay McDougall).
En août 2007, la commission des relations étrangères du Sénat américain a approuvé l’octroi de fonds à la République dominicaine. Cinq millions de dollars (3 millions d’euros) seront versés aux autorités cette année pour leur permettre d’améliorer les conditions de vie dans les plantations de canne. La commission a déploré la discrimination raciale et la violence dont sont victimes les migrants haïtiens et leurs descendants et a demandé à l’Etat dominicain de prendre les mesures nécessaires pour protéger les droits de tous ceux qui vivent à l’intérieur de ses frontières.
L’Union européenne annonce une subvention de 194 millions d’euros octroyée à la République dominicaine dont une partie importante irait au soutien de la production de cannes à sucre et au développement des agrocarburants à partir de celles-ci (Diario libre, 20 février). Cependant, cette subvention ne semble pas aujourd’hui assortie d’obligations quant au respect effectif des droits de l’homme. La France, et donc M. Sarkozy, est à la tête de l’UE. M. Sarkozy a été élu sur la base d’une diplomatie qui mettrait les droits humains au cœur de ses préoccupations.
Qui est mieux placé que les autorités gouvernementales et les parlementaires d’un pays tel que la France pour faire pression sur leurs homologues de pays comme la République dominicaine ? Ce pays restera-t-il oublié des droits humains ? Monsieur Sarkozy, mettrez-vous en œuvre vos engagements ? A l’aube des 60 ans de la déclaration universelle des droits de l’homme, ne serait-il pas du devoir de la France, si liée à Haïti, d’intervenir pour que cette situation tragique change ?
http://www.liberation.fr/rebonds/340401.FR.ph