Depuis juillet 2018, Haïti connaît une situation insurrectionnelle. Rues barricadées, circulation bloquée, activités commerciales paralysées : le pays est régulièrement mis à l’arrêt, parfois pendant plusieurs semaines. À l’origine de ce mouvement social inédit ici, la fusion de deux colères : celle contre la « vie chère » et celle contre la corruption, deux fléaux désormais identifiés comme soutenant un même système.
amais peut-être depuis la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier, dit « Bébé doc », en 1986, un gouvernement n’a été aussi impopulaire et l’opposition si intense et unanime, regroupant syndicats, enseignants, églises, artistes, paysans, ainsi que la majeure partie du secteur privé. Le maintien de M. Moïse ne tient plus qu’à deux fils. D’une part, l’oligarchie locale, qui contrôle les douanes, les ports et les banques, et tire l’essentiel de ses ressources des importations, elles-mêmes liées à la subordination de l’économie au géant nord-américain. De l’autre, les soutiens internationaux, au premier rang desquels, Washington (qui a obtenu, depuis 2019, un alignement de la politique étrangère haïtienne sur la sienne dans le dossier vénézuélien). De son côté, le Parlement européen a adopté, le 28 novembre 2019, une résolution condamnant la répression, notamment le massacre de La Saline (un quartier populaire de Port-au-Prince) en novembre 2019, qui a fait 71 morts. Le texte reconnait que l’« impunité et le désintérêt de la communauté internationale ont encore attisé les violences ». Mais le texte en appelle, comme toujours, à un dialogue « inclusif » : une forme de soutien au président dont la majorité de la population estime qu’il participe du problème, pas de la solution.
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La jonction de la protestation sociale et de la révolte éthique bouscule les fractures de classe : par des voies différentes, la marchande informelle, la jeune entrepreneuse au chômage, l’ouvrière des zones franches et le fonctionnaire expriment la même soif de respect et de dignité, de droits et de services sociaux, d’institutions et de politiques publiques dignes de ce nom, et de souveraineté populaire.