L’écrivaine haïtienne Yanick Lahens retrace le long processus de délocalisation de la langue française en Haïti et dépeint le paysage linguistique et littéraire actuel, avec une prépondérance de la langue créole, une avancée de l’anglais et, dans une bien moindre mesure, de l’espagnol.
Devançant l’âge de la mondialisation comme l’invention de la francophonie, nous avons en Haïti délocalisé le français et aménagé son acclimatation à notre façon. La marginalisation recelant parfois de grandes vertus, nous avons appris de cette histoire, qui a fait de nous pendant très longtemps un pays «hors du monde», un indéniable savoir-faire pour pouvoir tenir hors des circuits. Pas étonnant, donc, que le débat sur la francophonie n’ait provoqué aucun remous sous nos cieux.
Quand, en 1946, la France décide de créer l’institut français de Port-au-Prince, et qu’André Breton y effectue son premier voyage, l’écrivain est surpris de trouver un pays où la création littéraire en langue française est vivante. A la lecture du verbe, puissant et beau dans son vertige, de Magloire-Saint-Aude, il essaie de relier cet objet volant non identifié à ce qu’il connaît et qualifie cette poésie de «surréaliste» faute de mieux. A cette même période, la culture populaire, véhiculée par la langue créole, commence à revendiquer ses droits à la légitimité et à la visibilité dans la peinture et la danse. C’est un moment clé qui éclaire le chemin parcouru et dessine les grandes lignes de ce qui suivra.
J’aime revenir à mes leitmotivs. Haïti est à la fois un centre et une matrice des relations Nord-Sud. Un centre parce que, en dépit de ses indicateurs économiques au rouge, elle continue, de par son existence même, de désigner les contradictions du Nord, largement entretenues d’ailleurs par les élites locales. La francophonie pouvait difficilement échapper à ces contradictions. Nous n’avons pas eu l’opportunité de goûter les bienfaits de la francophonie que nous aurions su apprécier. Et Dieu merci, nous n’en avons pas non plus ressenti les contrecoups nocifs. Parce que nous avons appris depuis deux siècles à compter sur nos propres moyens. Faibles de toute évidence, mais nôtres avant tout. Nous avons pris l’habitude de nous en sortir localement, souvent sans l’aide des politiques, sans celle des héritiers et, forcément, sans celle de l’international. Nous tenons depuis toujours sur une corde raide. Combien de temps tiendrons-nous encore, je ne saurais le dire.
Dès le XIXe siècle, des revues permettent la circulation d’idées, des regroupements littéraires dynamisent la réflexion sur la chose littéraire, intellectuelle, et des imprimeries prennent le relais pour la diffusion de textes auprès du public. Anténor Firmin, historien haïtien, osa d’ailleurs à cette époque écrire son manifeste De l’égalité des races humaines en réponse à celui de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines. Ce XIXe siècle haïtien demeure encore une grande inconnue de la mémoire francophone. Une institution littéraire s’y est lentement mise en place et un patrimoine en langue française a commencé à s’y constituer malgré l’étroitesse du lectorat.
Le français a une longue histoire de domination puisque ce sont les couches de l’élite qui en avaient jusqu’à une époque récente la maîtrise et le monopole. L’éducation a elle aussi été longtemps l’affaire des religieux français, qui concevaient les programmes scolaires en vue d’un formatage culturel loin du pays majoritaire, qui avait créé sa culture en langue créole, dans la religion vaudou entre autres. Le pari du français non contaminé par la culture populaire était de toute évidence intenable. Dès sa naissance, la littérature haïtienne s’est construite en étant adossée à cette culture populaire même quand elle prétendait la fuir.
Dans les années 50, Félix Morisseau-Leroy, répondant à une provocation de ceux qui pensaient le créole incapable de porter une parole hautement littéraire, écrit son Antigone en créole. Un courant qui, depuis, porte la création littéraire haïtienne avec des auteurs comme Georges Castera ou Frankétienne, pour ne citer que les plus emblématiques. C’est ce même combat qui aboutira à la rédaction de la Constitution de 1987 dans les deux langues, à la reconnaissance du créole comme langue officielle à part entière, à l’obligation d’un enseignement en langue créole dans les écoles au cours des premières années et à la création récente d’une académie de la langue créole.
Jusqu’à la fin des années 70, la France a marqué très positivement sa présence par une coopération dans l’enseignement, la recherche à l’université et dans l’appui à la création culturelle. La francophonie institutionnelle n’existait pas encore. Le retrait patent de la coopération dans ces secteurs coïncide paradoxalement avec le moment même où se met en place la francophonie institutionnelle, dont les effets se font encore attendre. Mais mieux, les sommes allouées à l’institut français de Port-au-Prince, tristement dérisoires quand on les compare à celles consenties pour la République dominicaine, pourtant hispanophone, ne sont à la hauteur ni de la créativité haïtienne ni de la mémoire partagée. La politique a souvent ses raisons que la raison ignore.
Qu’en est-il aujourd’hui en Haïti ? Le premier constat est celui d’un regain de vitalité de la création littéraire. D’abord, les nouveaux écrivains sont d’origine plus populaire et écrivent dans les deux langues. Quoi qu’on dise, une démocratisation de l’école haïtienne a permis ce nouveau phénomène salutaire. Pour ce qui est de l’institution littéraire, deux grandes foires du livre à Port-au-Prince, de très nombreuses associations dans toutes les grandes villes, des petites bibliothèques de quartier, des revues, dont trois de belle facture, des journées du livre dans les écoles contribuent à son renforcement. Il ne se passe pas une semaine sans qu’un écrivain vivant en Haïti ne soit sollicité pour une conférence, un échange ou un atelier. Parce que la plupart des écrivains savent que la reconnaissance locale est aussi essentielle, si ce n’est davantage, que celle de la France ou de Paris.Notre rapport à la France sur ce plan est celui d’un centre à un autre centre. Pour ce qui est des librairies, elles sont très rares mais, qu’à cela ne tienne, les livres circulent par des moyens non conventionnels. Car la réponse ne consiste pas à revendiquer des librairies, comme en France ou aux Etats-Unis, mais à s’arranger pour que le livre circule par des circuits imaginés localement. L’impossibilité pour les livres édités en Haïti de se vendre en France n’a fait que nous confirmer le caractère fondamentalement inégal des échanges entre Nord et Sud. Nous nous sommes toujours heurtés à un mur. Le mot «mur» prenant une résonance toute particulière aujourd’hui. Nous n’avons pas pour autant baissé les bras. L’édition s’est améliorée en qualité, et les prix pratiqués permettent une plus grande accessibilité au lecteur haïtien. Beaucoup d’écrivains haïtiens publiés en France retiennent aussi leurs droits pour Haïti. Ce qui fait l’affaire des éditeurs locaux et des lecteurs.
Ceci dit, il y a indiscutablement un recul du français dans la société au profit de l’anglais, nouvelle langue de domination. Recul qui a coïncidé avec un désengagement de la France. Il y a eu aussi, de toute évidence, un recentrement du pays sur son ADN premier en langue créole et sur sa position géographique. La population qui a migré aux Etats-Unis a donné naissance à une nouvelle génération d’écrivains de la diaspora, qui écrit en anglais. Dans celle qui a franchi la frontière vers la République dominicaine pour étudier ou s’installer, de jeunes poètes se sont essayés à l’espagnol. Tout le long de la frontière, des élèves fréquentent des écoles dominicaines. Notre littérature, qui est en train de s’ouvrir vers l’anglais et l’espagnol, nous invite à repenser les notions d’identité, de patrimoine national, de langue nationale, non point selon les critères du XIXe siècle, mais ceux qui dessinent une certaine culture du XXIe siècle.