"Chanter, danser, mais surtout dénoncer" le carnaval haïtien comme renversement des normes sociales
De Venise à Rio, en passant par La Nouvelle-Orléans, Bogotá et Port-of-Spain, des rues seront aujourd’hui bondées pour les fêtes du Mardi gras, ses danses, ses rythmes, ses costumes extravagants, ses excès et ses transgressions. Le carnaval est un défoulement collectif durant lequel le simple citoyen devient roi, et le pouvoir sujet aux railleries, voire aux contestations. De toutes les nations célébrant la veille du carême, Haïti est la scène des musiques de carnaval les plus revendicatrices et militantes, alors que la majorité des « méringues carnavalesques » agacent le pouvoir.
Haïti n’a certes pas le monopole du carnaval politisé. « Le carnaval de Rio retrouve sa verve politique », titrait hier le journal Le Monde, alors que le traditionnel défilé brésilien des « Jours gras » — les trois jours précédant le mercredi des Cendres, premier des quarante jours du carême — a donné l’occasion aux Cariocas de s’en prendre « au pire maire de l’histoire de Rio », Marcelo Crivella, dénoncé pour son puritanisme et son aversion pour les libations carnavalesques. À Trinidad-et-Tobago, si le soca s’accompagne généralement de textes inoffensifs, les chanteurs de calypso, eux, font de leurs compositions des éditoriaux tournant en ridicule les politiciens.
Ni les musiciens brésiliens ni les trinidadiens n’ont le verbe acerbe et pertinent des auteurs-compositeurs-interprètes haïtiens. « Ça prend du courage pour faire des chansons aussi engagées, politiquement et socialement », estime Stéphane Lacroix, journaliste et animateur pour Télé-Radio Métropole à Port-au-Prince et spécialiste de la musique créole. « À une certaine époque, c’était beaucoup plus difficile de s’exprimer — on connaît bien l’histoire de notre pays, le droit à la parole en temps de dictature… Aujourd’hui, c’est la démocratie. On peut dire ce qu’on veut, et beaucoup de musiciens disent justement tout haut ce que bien des gens pensent tout bas. »
Photo: Hector Retamal Agence France-Presse Un participant au carnaval d’Haïti déambule avec un serpent autour du cou.
Dans son livre Histoire du style musical d’Haïti (Mémoire d’encrier, 2014), le musicologue et professeur associé à l’Université du Québec à Montréal Claude Dauphin souligne qu’à Haïti, « où le quotidien est régi par de fortes symboliques de classes sociales, le carnaval apparaît comme un moment exceptionnel de subversion : renversement des rôles, aplanissement des barrières, réfutation des comportements appris ». Le discours contestataire fait aisément son nid dans cette fête traditionnelle, souligne le musicologue : « Sur le plan collectif, le carnaval apparaît comme la réalisation d’un grand brassage social. […] Tous les ans, cette puissante symbolique du carnaval exerce son rôle de soupape de sûreté reportant dans un avenir mythique l’implacable raz-de-marée populaire qui emporterait les beaux quartiers comme fétus de paille. »
« Tout est politique »
La période du carnaval, qui débute un bon mois avant le Mardi gras, est la plus importante manifestation culturelle d’Haïti, affirme Darline Honoré, journaliste au quotidien Le Nouvelliste. C’est une formidable vitrine « où tout le monde peut se permettre de tout dire ». Sans censure ? Depuis peu, les propos jugés « indécents » sexuellement ou misogynes sont amendés, mais la prise de position politique, elle, ne serait pas brimée, juge la journaliste qui ajoute que, de toute façon, « tout dans le carnaval est politique ».
Car la fête est organisée par un comité relevant du ministère de la Culture, lequel la finance par des subventions — au bas mot 320 millions de gourdes, soit 6,3 millions de dollars, selon le rapport Cartographie de l’industrie haïtienne de la musique publié l’an dernier par l’Association haïtienne des professionnels de la musique et l’UNESCO. Ce même comité, mis en place par le gouvernement, décide quels orchestres auront le droit de parader au grand carnaval national, « mais les critères de sélection ne sont pas clairs, on ne sait pas pourquoi tel ou tel artiste n’est pas retenu pour le défilé du carnaval national », observe Stéphane Lacroix, qui joint sa voix à plusieurs autres observateurs de la vie musicale haïtienne pour demander davantage de transparence.
Ainsi, « les artistes ne sauraient éviter le sujet politique, d’autant que le comité a lui-même politisé le thème du carnaval de cette année », rappelle Darline Honoré. Le slogan officiel ? « Ayiti sou wout chanjman » (Haïti est sur la route du changement), un thème perçu par certains observateurs comme une propagande pro-gouvernementale. La réponse musicale n’a pas tardé, par la bouche du musicien BIC et sa populaire chanson Ayiti sou wout li pa dwe ye (Haïti n’est pas sur le bon chemin) : « Il y a dans ce méringue carnavalesque la radiographie de notre société », avance Darline Honoré.
Le cas Roody Roodboy
Aujourd’hui, personne n’incarne mieux la délicate lutte de pouvoir qui se joue en coulisses que l’auteur-compositeur-interprète Roody Roodboy, « qui brille de tous ses feux », explique Stéphane Lacroix, grâce à son formidable méringue intitulé Ou Mechan.
Sur une entraînante rythmique électronique, le natif de Port-au-Prince ne ménage personne. « Ce qu’il a fait, c’est qu’il critique tout, il critique le gouvernement, mais il critique aussi l’opposition. Il dénonce le fait que les enseignants ont du mal à recevoir leur paye, mais il dénonce aussi la casse des manifestations. C’est une des raisons pour lesquelles il a autant de succès. »
Or, après son triomphe aux carnavals de Delma et des Gonaïves ces dernières semaines, le comité organisateur avait écarté Roody Roodboy du grand défilé. Pourquoi ? « C’est la question que tous se posent », répond simplement Stéphane Lacroix. « Il avait été sacré Champion du carnaval l’année dernière, il a fait ses preuves et son méringue est très populaire. » Face aux vives réactions du milieu du public, le comité est finalement revenu sur sa décision : Roody Roodboy sera ce soir du défilé, aux côtés du Barikad Crew, T-Vice, des maîtres de la musique racine RAM et Boukman Eksperyans et de l’ex-président Michel Martelly, alias Sweet Micky, qui, lui, avait été écarté des défilés des carnavals des Gonaïves et de celui de Jacmel.
« Le gouvernement craint-il l’influence des artistes ? Je n’irais pas jusque-là », dit Stéphane Lacroix, tout en reconnaissant que les précédents gouvernements aient pu être méfiants face aux « groupes ou musiciens qui ont des paroles vraiment tranchantes, vraiment percutantes, très critiques du pouvoir. Certains d’ailleurs se sont vus privés de certains privilèges », le premier étant de ne pas être invités au défilé, la plus grande scène qu’un musicien peut souhaiter à Haïti.