Lettre ouverte au Président de la République

Monsieur Le Président,

Représentants d’associations de défense des droits fondamentaux en Guadeloupe, nous tenons à vous dire notre préoccupation sur la situation très alarmante dans laquelle sont plongés nombre d’étrangers – et tout particulièrement les ressortissants haïtiens – vivant ici.

Les faits sont là, têtus, et les récents témoignages qui affluent apportent avec eux leur lot de souffrance, d’indignation et d’atteinte aux Droits de l’Homme. Des faits disions-nous ?

Cette maman expulsée de Guadeloupe vers Haïti, contrainte d’abandonner sa petite fille de trois ans et demi avec son père. Cette femme elle aussi renvoyée en Haïti laissant son mari gravement malade en Guadeloupe, alors que sa présence aux côtés de son époux aurait été indispensable. Ce monsieur expulsé lui aussi, laissant sans ressources femme et enfants jumeaux de quelques mois. Et puis il y a ce jeune lycéen, bon élève et vivant avec son père, menacé d’expulsion, dont le retour en Haïti mettrait un terme définitif à ses études. Et il y a aussi cette jeune haïtienne, arrêtée à l’aube, avec son fils de trois ans atteint de drépanocytose, tous deux embarqués de force dans un avion, l’après-midi du même jour, pour rejoindre Haïti. A coup sûr, l’espérance de vie de cet enfant est maintenant plus que réduite. Et puis tant et tant d’autres encore…

De quels droits fondamentaux s’agit-il ? De l’article premier de la Déclaration de 1789 déclarant solennellement que tous « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », y compris les ressortissants étrangers. De l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales précisant que « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». De la Convention Internationale des droits de l’enfant stipulant dans son article 3-1 que « dans toutes les décisions qui concernent les enfants (…) l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale », et dans son article 9 que « les Etats veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents» !

Monsieur Le Président, les quotas d’expulsions imposés aux préfets par votre gouvernement, tant dans l’hexagone qu’ici en Guadeloupe, sont l’une des causes essentielles de trop nombreux manquements aux droits fondamentaux de la personne humaine. Votre objectif de 26 000 reconduites annuelles à la frontière pour toute la France aboutit à faire supporter par les départements Antilles-Guyane une contribution excessive à cette obligation de résultats : 10 000 en Guyane, 2 500 en Guadeloupe, et 500 en Martinique.

Culture du résultat imposée par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), nouveau management entrepreneurial des administrations publiques, objectifs quantifiés, … La République serait-elle devenue une simple entreprise réduisant outrageusement toute problématique politique aux seuls objectifs chiffrés ? Chaque étranger en situation irrégulière ne doit-il être considéré désormais que comme un objet dénombrable susceptible d’être ajouté aux quotas d’expulsions ? Force est d’admettre que cette révolution culturelle des administrations publiques conduit inévitablement à des dérives graves dans la manière de servir des agents administratifs. Au point que certains agents zélés des services préfectoraux se sentent investis d’une mission toute particulière en matière de fichage des étrangers. La récente circulaire émanant du chef de service du bureau des étrangers de la préfecture de Nanterre est là pour en témoigner. Nul doute que des instructions similaires ont également été données dans d’autres départements, y compris en Guadeloupe.

Aussi, la Nation est en droit de vous demander des comptes quant à la décision de mise en œuvre des quotas d’expulsions : ont-ils fait l’objet d’un vote solennel au Parlement ? Qui a décidé de ces chiffres et sur quelles bases rigoureuses ? Pourquoi 26 000 et pas plutôt 30 000, voire même 100 000 ou zéro ? Ces chiffres ont-ils fait l’objet d’un réexamen approfondi à la lumière des atteintes massives aux droits fondamentaux de la personne humaine qu’ils entraînent ? Le principe même de ces quotas est-il conforme à la Constitution ? Incontestablement, votre gouvernement est allé trop loin, nous sommes allés trop loin, la République est allée trop loin dans sa lutte obsessionnelle de l’immigration clandestine, voire même de l’immigration tout court. Persévérer dans cette voie, c’est à coup sûr perdre de vue les principes et les valeurs qui fondent notre grand pays, revenir à des périodes sombres que l’on croyait révolues.

Enfin, vous n’ignorez pas la situation chaotique dans laquelle se trouve plongé le pays d’Haïti : émeutes récentes de la faim, effroyable pauvreté, insécurité généralisée, absence de réelles infrastructures étatiques, instabilité politique chronique. Pourtant, les services préfectoraux de Guadeloupe continuent d’expulser à tour de bras hommes, femmes, enfants vers Haïti, sans se soucier le moins du monde de ce qu’ils deviendront.
En outre, nous avons une lourde dette vis-à-vis d’Haïti, qui par ailleurs a dû payer à la France jusqu’à un passé récent le prix de son indépendance acquise en 1804.

Monsieur Le Président, montrez-vous à la hauteur de cette grande République qu’est la France, pays des Droits de l’Homme, en décidant d’un moratoire des expulsions vers Haïti, et en accentuant beaucoup plus nettement l’aide au développement de ce pays phare de la Caraïbe.

Monsieur Le Président, faites que vive la République.

Fred Hermantin, président de la Ligue des Droits de l’Homme Guadeloupe ;
David Dahomay, co-fondateur du Collectif Guadeloupéen contre la Xénophobie ;
Jean-Pierre Huveteau, secrétaire d’Amnesty International Guadeloupe.