Depuis le retour en Haïti, le 16 janvier 2011, de l’ex Président à vie Jean-Claude Duvalier, un difficile combat est mené pour faire échec à l’impunité, refuser la banalisation de la dictature et la négation des crimes contre l’humanité perpétrés par la dynastie de François et Jean-Claude Duvalier.

Depuis février 2013, les plaignants et plaignantes du Collectif témoignent, devant la Cour d’Appel de Port-au-Prince, des violations subies et des innombrables exécutions et disparitions de nos concitoyens et concitoyennes durant le règne duvaliériste.

A travers divers actes, notamment l’adoption de la constitution du 29 mars 1987, l’État haïtien a reconnu les 29 ans de la sanglante dictature. Les défenseurs, supporteurs et héritiers de Duvalier tentent cependant de jeter le blâme sur les victimes et d’insulter la mémoire des milliers de personnes broyées par la machine duvaliériste.

Le 26 avril est une date symbolique de notre histoire. Le 26 avril 1963, la dictature, toute griffe dehors, avait organisé un massacre. Le 26 avril 1986, le duvaliérisme sans Duvalier s’est montré, avec la répression exercée par l’armée contre la manifestation, devant Fort Dimanche, pour honorer la mémoire des victimes de la dictature.

A la veille de la commémoration de la date symbolique du 26 avril, François Nicolas Duvalier, petit-fils et fils de dictateur, cherche à réhabiliter François Duvalier, sa présidence à vie et sa succession. Si le peuple haïtien n’avait pas fait le 7 février 1986, nous aurions eu droit à un deuxième héritier assumant, comme le premier, le prix du sang et la politique d’anéantissement du pays.

Le Collectif mêle sa voix à celle du Comité de commémoration du 26 avril 1963, pour refuser l’oubli, honorer la mémoire des victimes, saluer la résistance et, surtout, appeler à la vigilance citoyenne. Nous n’oublierons pas ce qu’a été la dictature duvaliériste ! (Danièle Magloire, Coordonnatrice du collectif contre l’impunité)

26 avril 1963 : 50 ans

Le 26 avril 1963 au matin, la voiture présidentielle qui amenait les enfants Simone et Jean-Claude Duvalier à l’école, fut attaquée par quatre hommes armés, habillés en vert olive. Une lutte s’ensuivit au cours de laquelle plusieurs hommes de la garde des enfants Duvalier furent tués.

La réaction contre cette apparente tentative de kidnapping fut terrible. Un appel à tous les macoutes et duvaliéristes fut lancé à la radio, demandant à tous de prendre les armes et annonçant qu’on avait attenté à la vie des enfants du Président…

S’instaura une chasse à l’homme au hasard des rencontres, tout porteur d’armes, partisan de régime ayant permission de tuer. Cette rage meurtrière était dirigée contre des officiers de l’Armée, soupçonnés de comploter contre Duvalier, tout particulièrement le lieutenant François Benoît, car Duvalier avait déclaré qu’il était l’auteur de l’attentat. Il apparaitra quelques semaines plus tard qu’il n’en n’était rien. C’est ainsi que tous les membres de la famille Benoît (et même de l’avocat Benoit Armand, coupable de son prénom) et tous les membres de la famille Édeline (nom de jeune fille de Jacqueline, l’épouse du Lieutenant Benoît) seront ce jour là, et même longtemps après, traqués et abattus.

Certains sbires profitent de l’occasion pour éliminer des personnes afin de s’emparer de leurs biens et d’autres, exécutent des gens à vue, simplement parce qu’ils se trouvent sur leur chemin.

En plus des gens assassinés le jour même ou morts à des dates indéfinies dans les terribles cachots de Fort Dimanche, beaucoup sont arrêtés, battus, blessés par balles, mais certains survivront et ont pu témoigner des événements. (Guylène Bouchereau Salès pour le Comité de commémoration du 26 avril)

Les évènements du 26 avril 1986

Deux mois et demi à peine se sont écoulés depuis le départ de la famille Duvalier et la fin de la dictature. La liberté est là, elle attend, parfois s’enthousiasme.

Le samedi 26 avril 1986, aux environs de neuf heures du matin, c’est avec une détermination non enthousiaste, avec gravité, que se regroupent au Sacré-Cœur de Turgeau quelques dizaines de personnes pour une célébration commémorative. Aucune d’elles n’est très jeune, la plupart viennent de l’étranger et ont fait coïncider leur premier retour en Haïti depuis 1963 avec ce jour.

Le 26 avril 1963 avait été une journée de massacres et d’exactions systématiques contre certaines familles de militaires soupçonnés d’avoir voulu kidnapper le fils de François Duvalier, Jean-Claude Duvalier, au Collège Bird à Port-au-Prince. Cette journée avait réussi à terrifier la population : des maisons avaient été incendiées avec leurs occupants, des enfants enlevés, des familles entières arrêtées, torturées, tuées, disparues.

Pour la première fois depuis vingt-trois ans, des parents, des intimes, des proches, enfants et adultes confondus, reçoivent un hommage symbolique de la part de ceux qui ont survécu à la dictature et à des représailles d’une violence sans pareille, par la fuite ou l’exil politique.

Après la messe, il a été convenu de descendre par le Bois-Verna jusqu’au bas de la ville, à Chancerelles, sur les ruines du Fort-Dimanche, la prison de renommée sinistre où la plupart ont eu un proche, un/des parents emprisonnés, torturés, disparus. En février 1986, on a voulu dechouke (1) Fort-Dimanche : on a tenté d’extirper l’horreur d’entre les murs ; on a voulu démolir les murs pour conjurer l’horreur. Mais dans la réalité, Fort-Dimanche était devenu un arsenal, dépôt d’armes et de munitions, pour les militaires.

Rapidement, le groupe de départ se gonfle : des centaines de gens rejoignent le cortège initial, des personnes très âgées venant témoigner pour leurs petits-enfants ou petits neveux morts dans la vingtaine, des parents, des frères, des sœurs, des amis lorsque toute la famille a été décimée; de manière étonnante, les milieux sociaux se confondent : familles mulâtres particulièrement visées par Duvalier père, mais aussi de milieux populaires, qui pour la première fois osent sortir de l’anonymat et exprimer leur opposition au règne de l’arbitraire.

La foule commence à descendre le Bois-Verna, brandissant calmement des photos et des noms, et marque chaque fois un arrêt lorsqu’elle passe devant une maison connue pour avoir été le siège de violences, d’assauts, d’arrestations ou de morts. Le cortège est impressionnant de gravité, de calme, de détermination. La dénonciation est à la fois magistrale et monstrueuse. Et surtout, elle se déroule publiquement et de manière ostentatoire, c’est cela qui importe, en faisant jaillir le passé de son occultation obligée.

Pour ceux qui assistent à cette marche, l’aube d’un espoir se profile. Extérieur aux débordements affectifs ou à la compassion que peut susciter une telle manifestation. Un changement national est encore possible, avec ce qu’il en coûtera.

La foule atteint Chancerelles et Fort-Dimanche vers treize heures. Au moment de la prise de parole convenue, des tirs éclatent, la foule a été infiltrée d’agitateurs, des militaires se sont regroupés à Fort- Dimanche sur l’ordre du Chef de la Police, un macoute bien connu mais non dechouke. Sous le prétexte que les manifestants veulent occuper la prison, les militaires tirent à bout portant, une débandade se produit qui met immédiatement fin à la commémoration. La foule s’égaille dans la violence et dans la peur.

Les blessés – dont on ne connaitra probablement jamais le nombre – prennent la fuite comme ils le peuvent. Les morts demeurent sur place. Ils sont onze, personne n’ose venir les ramasser (2). Aucunes funérailles ne seront célébrées pour eux : ils rejoindront la fosse commune de Titanyen, qui sera leur dernière sépulture.

Les communiqués officiels, commentant les événements, parleront de bavures inévitables, comme partout. Le 26 avril 1986 a suspendu par là-même les oscillations et les tâtonnements de la liberté retrouvée : la post-dictature est née, et avec elle la perpétuation de violations des droits de l’Homme.

Les séquelles qui découlent des violations des droits de l’Homme sont gravissimes, tant au plan physique qu’au plan psychologique. En outre, la violence qui accompagne toute situation de survie est endémique en Haïti, et se répercute sur les rapports sociaux en les malmenant continuellement. Le constat de cette violence constante a remis en question la notion même de victime.

Il est nécessaire qu’existe une réflexion sur la mémoire, sur l’exigence faite à une société d’oublier – de faire comme si elle oubliait – afin de survivre, alors que son passé même la porte à garder toujours présent le souvenir de son indépendance. Cette réflexion sur la mémoire s’aiguise sur le deuil et le travail de deuil autour duquel il est presque devenu classique de mettre en valeur les aspects paradoxaux d’une réalité disparue dont il convient d’endiguer la reviviscence plus ou moins tenace. La mémoire semble s’enliser et se perdre à travers des méandres où les logiques rationnelles classiques s’arrachent les cheveux ! Le passé ne semble pas produire de leçons à proprement parler, mais il continue de hanter l’identité des Haïtiens au plan collectif comme au plan individuel.

Le 26 avril 1986, lors de la commémoration dans le désastre des dramatiques événements d’avril 1963, rien n’avait été oublié : les nécessités de la survie en Haïti ou de l’exil avaient exigé l’enfouissement des traumatismes terribles, mais non leur disparition ni leur édulcoration. Les souffrances privées méritaient donc d’être enfin nommées publiquement et d’attirer une reconnaissance de cette ère nouvelle qui ne s’appelait pas encore la post-dictature.

Or, on demeure frappé par l’opacité dont les structures publiques ont fait preuve : volonté flagrante de ne pas admettre un passé qui exigeait une reconnaissance publique et pour ce faire, reprise de ce qui n’avait pas encore trouvé d’espace symbolique. Comme si ce deuil n’était pas possible. Puis, au fil des années, comme si le deuil était devenu impossible.

Comme si, jusqu’au jour d’aujourd’hui, la mémoire avait oublié de pouvoir faire le deuil de tout ce qui n’arrête pas de survenir.

Le 26 avril 1986 est pratiquement passé dans l’oubli. De même que l’on oublie ou que l’on ne prête plus attention aux multiples événements, tous dramatiques, qui ne cessent de survenir quotidiennement en Haïti… Peut-être justement parce qu’ils ne cessent de survenir : des camionnettes qui versent dans une ravine; deux ou trois individus – jamais nommés avec précision – sur qui on a tiré aujourd’hui, hier, il y a un mois ? Du bateau qui assure le trajet Jérémie-Port-au-Prince, parce qu’il n’y a pratiquement pas de route, et qui, faute d’entretien, coule dès le départ avec plus de 1 200 passagers, d’un ministre sur lequel l’on tire à bout portant, aux militants que l’on poursuit et que l’on torture systématiquement, des victimes du tremblement de terre, des personnes disparues aux personnes violentées, battues, violées, l’oubli magistral qui se dessine est celui des Droits de l’Homme.

C’est sur cet oubli magistral qu’il s’agit de se pencher, pour inciter le rêve du devenir haïtien à se remettre en marche. Or le rêve et la mémoire ont partie liée.

L’un sans l’autre s’oublie et s’enlise dans la reproduction sans fin de fantasmes et d’horreurs. S’il est indéniable que les remous sociaux et la violence sont venus à bout de certaines formes de recours traditionnels au plan thérapeutique et culturel, cependant tout n’a pas disparu, il s’en faut !

L’Homme haïtien n’a pas disparu, et l’on demeure parfois saisi devant l’aspect coriace de sa capacité à résister, à être debout, en dépit des exactions subies. Mais le prix à payer est exorbitant en vies humaines comme en modifications tragiques des destinées : c’est à ce titre que la réflexion s’impose.

Cécile Marotte

Texte introductif à « Mémoire oubliée, Haïti 1991-1995 », réalisé par Cécile Marotte et Hervé Rakoto Razafimbahiny et publié aux Éditions Regain et CIDIHCA en 1997.

(1) Déracinement, «arrachement de souche», Mot créole se référant à la justice populaire ciblant la personne et les immeubles des tontons-rnacoutes et autres alliés de la dictature

(2) Victimes identifiées: Wilson Auguste (18 ans, écolier), Fred Coriolan (27 ans, agronome), Wilson Micaisse (16 ans), Yves Erié (29 ans), Jakson Row (29 ans, employé du journal Le Nouvelliste).

 Voir le communiqué du Collectif contre l’impunité