Paru dans Le Nouvelliste

Le monde entier a ressenti l’émoi provoqué par l’assassinat de George Floyd. Si, même au pays « dit » de rêve qu’est l’Amérique, la vie du Noir peut virer au cauchemar, qu’en est-il ailleurs ? Qu’en est-il en Haïti, pays « dit » le plus pauvre de l’hémisphère occidental ?

En Haïti, l’écrasante majorité de la population a la peau noire. Mais le déni de négritude est activement pratiqué par les classes dominantes. Et le rejet identitaire négroïde est vécu dans une complicité aliénante par les citadins à la peau claire autant que par ceux-là à la peau noire.

La société haïtienne est en lambeaux. Le tissu social s’est transformé en un tissu de mensonges. La société haïtienne est dominée, au départ, par les affranchis, à prédominance métisse. Et les masses, de fils d’esclaves exclusivement noirs. Les deux se mélangent le long de notre histoire, comme l’eau et l’huile. Une relation houleuse, teintée de méfiance et de mépris.

En Haïti, nous ne pouvons pas parler de racisme, plutôt de colorisme qui reprend les éléments idéologiques de la discrimination raciale. Ainsi, la peau claire et la culture européenne sont érigées en idéaux. 

La culture africaine a toujours été sous-jacente, invisible, en surface. On assiste à des sursauts revendicatifs de la résistance paysanne, tantôt active, la plupart du temps passive. Nous devons les remercier d’avoir su préserver l’héritage africain, le vodou, le folklore, les rythmes, les contes, les proverbes, le créole. Ce sont des consignataires de la partie afro de l’âme haïtienne.

Les classes politiques et économiques auront choisi la langue française et la religion catholique jusqu’en 1986. Le vodou, pratiqué par la majorité, sera banni et persécuté. La langue maternelle ne sera acceptée sur les ondes de radio que durant les années 1960 et ne deviendra langue officielle qu’en 1987.

Cette évacuation de la paysannerie, en dehors de la vie nationale, se concrétisera dès 1820 par le Code rural de Boyer. Il les confinera dans l’inculture, dans les campagnes, sans éducation, sans soins de santé et services de base. Ce carton rouge social dure jusqu’à nos jours, et il concerne le double statut de pauvre et de Noir. L’auteur haïtien Gerard Barthélemy n’hésitera pas à comparer le contraignant Code rural au Code noir de Colbert. La coercition s’imposera, depuis lors, comme modèle de dialogue choisi par l’État et les élites avec les masses. Elle prendra différentes formes, la répression, les coups d’État, les lois matraques.

Le président Boyer était certes un mulâtre bourré de préjugés, mais soutenu par la minorité noire de l’oligarchie. L’alliance sanguinaire et antinationale entre oligarques, l’armée et l’État haïtien contre les masses noires remonte donc aux balbutiements de la première république noire. C’est le paradoxe haïtien.

D’ailleurs, quelle que soit la couleur de peau des dirigeants au pouvoir, la situation des masses n’a jamais changé, depuis l’indépendance, que ce soit sous Duvalier qui se réclamait de l’idéologie noiriste ou Aristide qui se voulait le prêtre des pauvres. Il y a eu des améliorations.

Et quel que soit le gouvernement renversé par les classes possédantes, jamais il s’en est suivi des velléités de réformes pour redéfinir les conditions abjectes de vie des masses, en 200 ans d’hégémonie.

[Lire la suite]